Déplacement à Tunis - XIXème session du Forum International de Réalités

        XIXème session du Forum International de Réalités

Enjeux et défis de la nouvelle politique de voisinage de l’Union européenne

Hammamet, 29 avril 2016

 

Mesdames, messieurs,

Chère Hélé Béji,

Je suis très honoré d’avoir été invité à votre Forum qui a acquis une réputation internationale.

Je salue toute l’équipe éditoriale, de direction et d’organisation du Forum internationale de Réalités, ainsi que la grande Fondation Friedrich-Ebert et l’Institut européen de la Méditerranée. Vous réussissez par ces colloques ambitieux la réunion d’esprits différents, d’esprits libres, d’esprits curieux. Et c’est par leurs échanges, leurs rencontres que naîtront les étincelles de l’intelligence de demain.

Je suis également très heureux de partager cette estrade avec la philosophe Hélé Béji. Mme Béji, on ne vous présente plus. Après vos études à Paris, à la Sorbonne, dont la France est très fière, vous avez développé une réflexion sur la décolonisation qui a fait date et dont vous avez payé le prix des Résistants. Votre rôle dans le processus démocratique tunisien, autour de votre Collège international de Tunis et de votre réflexion, sera retenu par l’Histoire.

Depuis hier, dans vos murs, des esprits tunisiens, d’autres pays voisins, européens, réfléchissent sur la nouvelle politique de voisinage de l’Union européenne.

Quel sujet politique est plus important, plus décisif que celui-là ? Aucun. La guerre au Moyen-Orient a plongé des millions de personnes, des millions de familles, des millions d’enfants dans le malheur et la mort.

Je sais que des forces politiques conservatrices, en France notamment, veulent relativiser le problème en soutenant que les réfugiés économiques profitent de ces événements, que l’accueil des réfugiés a un coût, que sais-je encore. Il y a toujours des gens pour mettre un prix sur tout.

Les simples chiffres donnent l’ampleur du défi à relever. Plus d’un million de migrants sont entrés en Europe en 2015. 30 000 réfugiés sont aujourd’hui bloqués en Grèce en raison des murs et frontières édifiés par les Etats des Balkans. Le poste-frontière, entre la  Grèce et la Macédoine, d'Idoméni, rassemble 13 000 personnes.

Les réfugiés bravent la mort et, hélas, la trouvent souvent : 3500 personnes sont mortes en  Méditerranée en 2015, plus de 700 depuis le début de notre année 2016.

Les pays limitrophes de la Syrie explosent. 2,5 millions de réfugiés en Turquie, 1,1 million au Liban, plus de 600 000 en Jordanie.

L’Union européenne peine à construire un discours cohérent, crédible, digne de son histoire, de ses idéaux et de ses valeurs.

Plusieurs chefs d’État européens ont radicalisé des positions anti-réfugiés, notamment Viktor Orban en Hongrie, Robert Fico en Slovaquie et le raidissement en la matière a dominé les élections autrichiennes de la semaine dernière.

Le Comité international olympique (CIO) a officialisé cette semaine la participation d'une équipe de réfugiés aux Jeux de Rio de Janeiro en août 2016. Elle défilera sous la bannière olympique lors de la cérémonie d'ouverture. 43 athlètes sont pour l’instant sélectionnés.

Voilà le tableau, un des plus grands rendez-vous de l’Union européenne avec l’Histoire.

Or, l’afflux s’intensifiera avec le printemps. Or, les chiffres évolueront. Or, le monde nous regarde.

L’été dernier, en pleine torpeur estivale, des milliers de réfugiés sont arrivés à Paris. Les parisiens ont découvert des camps de fortune, sous les métros aériens, sur les terre-pleins des ronds-points, sur les berges de la Seine. Il n’est pas vrai qu’ils y aient été indifférents, bien au contraire.

Nous avons, avec les collectivités locales, réussi quelques actions d’accueil humain et digne. Nous avons créé de nombreuses places de logement d’urgence. Ce n’est jamais assez, mais c’était un effort public considérable.

Nous avons élaboré des procédures de dialogue et d’accompagnement personnalisé des migrants. Nous leur avons proposé un recensement, ce qui est une condition décisive pour bien agir.

Ensuite, nous leur avons proposé un accompagnement individualisé, qui prenait la forme d’un hébergement d’urgence, d’un accès aux soins et à des repas, d’une information aux droits et d’un soutien dans leurs démarches, en particulier dans le dépôt d’une demande d’asile.

Cette action humaine a permis que cette crise des migrants ne se passe pas comme des expériences du passé.

La police, pour l’instant, n’a pas effectué des évacuations sans que les services de l’État et de la mairie s’occupent des personnes évacuées. Nous faisons face, nous avançons, avec un seul mot en tête : Humanité. Nous faisons partie d’une même humanité. « L’humain affleure partout, mais il n’est pris en considération nulle part », c’est une phrase de vous, chère Hélé Béji, que vous avez prononcé en 2001.

Vous parliez de l’humanité, de l’humain, concepts dont votre œuvre exprime toutes les expressions et toutes les créations, jusque dans l’art urbain de la médina, art humain par excellence que vous décriviez délicieusement ce jour-là devant l’immense philosophe Jacques Derrida dont vous assuriez l’introduction de la conférence.

Bien entendu, Paris n’est pas la Grèce. Nos amis grecs et italiens sont confrontés à une échelle bien plus considérable. Mais c’est la force de l’Europe de savoir, quelquefois, agir en commun pour créer l’impossible. 

Maintenant, que faire ? La Méditerranée ne doit plus être un tombeau ; la Méditerranée est un berceau, le berceau de la civilisation, de l’art, de la philosophie et de la liberté. Ce n’est pas à vous qui vivez sur ce rivage, sur le rivage chanté par Virgile dans l’histoire de Didon et Enée, que je dirai le contraire.

Et de revoir ce rivage me fait tant penser à cette journée du début des années 1960, cette journée où, âgé de dix ans, j’ai dû quitter votre pays avec mes parents, ma sœur et mon frère, vers d’autres rivages. J’ai traversé la Méditerranée pour construire une vie ailleurs, en France, et je me dis qu’on ne peut pas promettre du malheur à des futurs réfugiés qui ne demandent qu’à vivre et à reconstruire une vie décente, digne et créative.

L’Union européenne, je le dis, je le pense, est trop frileuse. Elle doit attribuer plus généreusement des répartitions de réfugiés en son sein. Elle doit mettre en place des procédures plus rigoureuses et plus importantes de recensement et d’assistance aux réfugiés. Elle ne doit pas faire de tri entre les bons et les mauvais réfugiés selon des nationalités qu’elle sélectionnerait.

Elle doit s’engager dans une politique de coopération plus franche avec la Turquie et les Etats concernés du Moyen-Orient, qui ont, avec nous, un destin commun, une mission commune, celle de faire la paix du nouveau siècle pour des millions d’êtres humains.

Mais il faut aussi que l’Europe s’engage à traiter les causes des départs. Personne ne se risque à traverser la Méditerranée par plaisir. Les souffrances et les misères ne tombent pas du ciel, elles sont produites, subies, supportées par l’entretien année après année, siècle après siècle, des rapports de domination et d’inégalités. Tous les peuples sont frères, et il est illusoire de croire qu’une partie de l’humanité peut se replier sur elle-même en ignorant les cris de souffrance du monde.

Les politiques d’austérité, les consensus de Bruxelles ou de Davos, les politiques de dépossession de l’Etat et des services publics, les dépendances économiques des peuples, le sentiment de fatalité devant l’explosion des inégalités, voilà des phénomènes politiques internationaux dont nous devons nous défaire.

Vous l’avez compris, je suis venu aujourd’hui porter une parole de solidarité et d’action commune, avec le peuple tunisien, pour qu’ensemble nous trouvions des solutions aux défis que posent les réfugiés. Nous ne réussirons qu’ensemble, sans barrière, sans expulsions massives, sans insolence et sans impérialisme. Parlons ensemble pour agir ensemble.

Je vous remercie.