Déplacement de Claude Bartolone à Prague à l’invitation de Jan Hamáček, Président de la Chambre des Députés de la République tchèque

Discours de M. le Président
Devant le groupe de Visegrad

Château de Stirin, République Tchèque

mercredi 27 avril 2016

Messieurs les présidents, chers collègues,

Chers amis,

Je n’ai pas de mots assez chaleureux pour exprimer tout l’honneur que je ressens à me retrouver devant vous aujourd’hui. Le dialogue que nous entretenons ce matin ne peut que participer au renforcement de l’échange d’idées sur l’avenir de l’Europe, que nos peuples désirent tant.

Je tiens à vous remercier encore personnellement et sincèrement, M. le président Hamáček, de cette invitation.

Et je me soumets à la demande qui m’est faite de vous entretenir du sujet du renforcement des parlements nationaux à la lumière de l’accord entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne : aspects politiques et pratiques.

J’espère que nous pourrons renouveler cette expérience, car nous avons tout à gagner à renforcer le dialogue direct entre la France et le groupe de Višegrad. A un moment où nous avons plus que jamais besoin de confiance mutuelle et de solidarité, je veux plaider contre les concepts artificiels d’Europe de l’est, de l’ouest, du nord, du sud.

Nous sommes l’Europe. Nous sommes l’Union européenne, ce concept immémorial, qui est née institutionnellement en 1957 mais qui vient de loin, de très loin, de ces moments où Prague ou Cracovie appelaient des artistes de l’Europe entière pour se construire et se divertir. En effet, l’Europe est une idée plus grande que nous-mêmes !

Le traité de Rome et son élargissement à vos Etats n’ont fait qu’aligner les institutions sur la réalité géographique, historique, philosophique qui nous lie à jamais. Votre fameux roi et empereur Charles IV, qui arrive sur le trône de Bohême en 1346 et fera de Prague la capitale de l’Empire, est élevé à la cour française entre Paris et Avignon. C’est en France qu’il rencontre le plus grand poète du temps, l’italien Pétrarque, qu’il fera venir à Prague plus tard. Charles IV se pensait européen, il  parlait français, allemand, toscan, milanais, latin, et tchèque bien entendu. Quand il créé la grande université de Prague, son idée est d’affirmer que Prague est devenue la deuxième métropole européenne après Rome, et il le fait savoir ! Dans vos chantiers de vos villes, les ouvriers parlaient les patois de France, d’Allemagne, d’Angleterre ! L’Europe n’a pas attendu les directives bruxelloises sur les travailleurs détachés pour être un tourbillon artistique, spirituel, politique, social, vivifié par les différences entre les nations.

L’Union européenne n’est pas que l’exercice de compétences réglementaires depuis quelques couloirs de Bruxelles. L’Union européenne est une puissance philosophique.

Mais parlons d’aujourd’hui. À peine sortie de la crise économique qui l’a si durement frappée, l’Union européenne doit à nouveau faire face à des crises qui menacent son unité.  Oui, l’Union européenne est en danger. Je pense évidemment à notre vulnérabilité face à la menace terroriste.

Nos exécutifs sont au premier plan dans cette lutte. Nous devons les accompagner, en nous assurant que nos services de police et de renseignements ont les moyens budgétaires, humains et juridiques d’agir efficacement. Nous devons encourager l’Europe à avancer plus vite.

Bien entendu, il faut protéger les populations. Nos polices, nos services de renseignement font tous les jours un formidable travail et des attentats, tous les jours, sont déjoués.

Nous avons par exemple, en France, voté des lois qui donnent aux services de sécurité des moyens et des pouvoirs très importants. Nous avons eu le courage de le faire. Le Parlement européen a voté il y a dix jours le PNR, le fichier aérien européen. Mais la réponse n’est pas que répressive. Je crois, en effet, que le rôle fondamental de nos parlements est avant tout de veiller au bon équilibre entre sécurité et protection des droits et libertés fondamentales. Ainsi, à l’Assemblée nationale, nous avons mis en place un mécanisme de contrôle parlementaire de l’état d’urgence, afin d’assurer un suivi en temps réel des mesures exceptionnelles.

Mais le risque le plus grave qui pèse aujourd’hui sur l’Europe, c’est peut-être celui de la voir renier les valeurs fondamentales autour desquelles elle s’est construite au lendemain de la guerre, en réponse à la barbarie. Face à l’afflux de réfugiés qui fuient la guerre, les exactions, la misère, nous devons faire mieux, nous devons être à la hauteur de la postérité.

Notre continent doit rester une terre d’asile. Pour qu’il puisse l’être durablement, il est indispensable que la pression migratoire soit répartie équitablement entre tous les pays européens, donc que le plan de relocalisation adopté par le Conseil à l’automne dernier soit pleinement appliqué.

Parallèlement, nous devons impérativement assurer la sécurité des frontières extérieures de l’Union. La création d’un corps de garde-frontières européens est une proposition de longue date de notre Assemblée, qui devrait enfin être mise en œuvre dans les mois à venir. Pour le moment, c’est à la Grèce que revient de contrôler la partie la plus sensible de ces frontières : nous devons l’aider pour qu’elle puisse faire face. La France et l’Allemagne ont envoyé à la Grèce des renforts matériels, mais il faudra aller plus loin. Aidons la Grèce !

Ces mesures concrètes permettront, je l’espère, de surmonter ces crises. Mais cela ne sera pas suffisant.

À long terme, pour garantir notre sécurité, nous devrons construire une vraie diplomatie européenne, et relancer l’Europe de la défense.

Plus généralement, je suis persuadé que la construction d’une Europe politique est notre seule issue. Et cette Europe ne pourra passer que par la définition d’un intérêt général européen, qui ne soit pas seulement la somme de vingt-huit visions nationales. En tant que Français, j’ai l’orgueil de penser que quelque chose de notre modernité est né durant la Révolution française de 1789, et que ce quelque chose doit beaucoup au philosophe des Lumières Rousseau qui, dans son Contrat social, a bien averti l’avenir que la volonté générale est bien plus grande que la somme des volontés particulières.

Plus que jamais, nous devons redonner un sens à l’Union européenne pour les citoyens européens. Comment ? En mettant enfin l’accent sur la croissance et l’emploi.

En donnant la priorité à la recherche, à l’innovation et au numérique. En faisant de la transition énergétique une priorité, en s’engageant pour l’harmonisation fiscale mais aussi sociale.

L’Union européenne doit donc être un gouvernement pour le peuple, au service de l’économie mais de la justice sociale.

Cela ne sera possible qu’à condition qu’elle soit aussi un gouvernement par le peuple. Elle ne pourra faire des choix politiques courageux et audacieux que si elle dispose d’une véritable légitimité démocratique, aujourd’hui insuffisante.  

C’est pour cela que je suis persuadé que l’Europe politique se fera avec les parlements nationaux, ou ne se fera pas.

Nous, parlementaires nationaux, entretenons une relation quotidienne avec nos concitoyens. Nous continuons à jouer un rôle incontournable dans l’animation des débats publics et dans la définition de l’agenda politique et médiatique.

Nous avons donc une responsabilité particulière pour expliquer l’Europe et pour la faire avancer.

Pour cela, nous devons faire rentrer l’Europe dans chacun de nos parlements, donner une vraie place à l’Europe dans nos débats parlementaires. C’est ce que j’essaye de faire chaque jour en tant que président de l’Assemblée nationale.

Laissez-moi être clair. Je sais que je parle aujourd’hui, chers collègues, chers amis, devant certains esprits qui ont souvent exprimé un scepticisme face à l’évolution de notre Union.  

Je sais, et nous en avons souvent parlé entre nous, que certains d’entre vous refuseront toujours une évolution fédéraliste européenne. J’insiste : il n’est pas dans mon propos de remettre en cause les souverainetés des peuples européens.

Je connais l’Histoire, et il n’y a pas de démocratie sans souveraineté. Mais je pressens l’avenir, et il n’y aura pas de souveraineté sans puissance collective.

Cette puissance, cette force, cette concentration de facultés, elles résulteront de notre union, de notre travail commun !

Relancer le débat sur l’Europe, c’est aussi ce que nous avons souhaité faire, avec Laura Boldrini, présidente de la Chambre des députés italienne, en lançant une consultation publique dans nos deux pays sur l’avenir de l’Europe. Les résultats de ces deux consultations seront présentés lors de la Conférence des présidents des Parlements de l’Union européenne, qui se tiendra à Luxembourg du 22 au 24 mai.

Cette consultation découle d’une déclaration que j’ai signée avec nos homologues allemand, italien et luxembourgeois, en septembre dernier, pour appeler à davantage d’intégration européenne. Nous ferons le compte, à Luxembourg, des nombres de signatures que nous aurons obtenues auprès de nos homologues. Je sais que certains d’entre vous ont déjà des doutes sur cette déclaration.

Nous discuterons, bien entendu, encore de notre avenir commun. Mais sachez que notre objectif n’est que l’approfondissement d’une Union qui ne pourra rentrer dans les cœurs de nos peuples que si elle réalise les promesses séculaires de l’idée européenne. Partout en Europe, on doit bien se soigner, bien se protéger contre les risques de l’existence, empêcher la misère et garantir la justice sociale. Ce n’est que cette idée qui m’anime, quand je propose à mes homologues de nous rejoindre dans notre humble démarche.

L’association des parlements nationaux au processus décisionnel européen doit aller plus loin que ce rôle d’animation des débats. Les parlements nationaux doivent devenir des institutions à part entière de l’Union. Le traité de Lisbonne va dans cette direction, mais il faut faire plus.
Souverains budgétaires, nos parlements doivent impérativement être associés aux choix européens qui pèsent désormais tant dans la détermination des politiques économiques et budgétaires nationales. C’est ce que nous a rappelé la crise grecque. Comme vous le savez, la France plaide pour une zone euro plus intégrée, et dotée d’un véritable « gouvernement économique ». Je crois fermement que ce gouvernement de la zone euro devra avoir un prolongement parlementaire.

Le renforcement du rôle des parlements nationaux faisait également partie des desiderata mis sur la table des négociations par le Royaume-Uni en novembre dernier. C’est un sujet sensible en vue du référendum du 23 juin.

La souveraineté parlementaire est le pilier du système politique du Royaume-Uni, pays de naissance du parlementarisme.

Un adage britannique veut même que « le Parlement de Westminster peut tout faire sauf changer un homme en femme » ! La demande initiale du Premier ministre Cameron était qu’un groupe de parlements nationaux puisse bloquer des propositions législatives de la Commission européenne. La solution proposée par le Conseil européen dans l’accord négocié en février ne donne pas aux parlements nationaux ce véritable droit de veto imaginé par les britanniques.

Elle prévoit cependant que dans le cas où les avis sur le non-respect du principe de subsidiarité d’une proposition législative représenteraient plus de 55 % des voix des parlements nationaux, le Conseil mette fin à l’examen du projet d’acte, sauf s’il est modifié de manière à tenir compte des préoccupations exprimées par les parlementaires.

Que penser de ces nouvelles dispositions, et qu’en attendre ?

Le seuil prévu par ce nouveau carton serait donc un peu plus élevé que ceux qui existent aujourd’hui. Ce mécanisme serait en revanche plus contraignant, puisqu’il impose au législateur européen de tenir compte des préoccupations exprimées.  

Mais ce nouvel outil renforcera-t-il vraiment le rôle des parlements nationaux ? J’en doute. Contrairement aux mécanismes qui existent actuellement, le message ne serait pas adressé à la Commission européenne mais bien au Conseil. Peut-on vraiment imaginer qu’au Conseil, des ministres politiquement responsables devant chacun de leurs parlements adoptent un texte que plus de la moitié de leurs parlements ont formellement rejeté, sans tenir compte un seul instant des critiques qui ont été formulées ? C’est peu probable.

De manière plus générale, l’Assemblée nationale demeure réservée sur le contrôle de subsidiarité, absolu et négatif.

Je pense que les parlements nationaux doivent chercher à devenir une force de proposition pour la construction européenne, plutôt qu’un frein. C’est pour cela que je suis plus favorable, sur le principe, à l’introduction d’un mécanisme de carton vert, qui permettrait à un nombre significatif de parlements de proposer des textes à la Commission.

Je sais que des initiatives informelles ont déjà été lancées en ce sens par plusieurs parlements nationaux. La Chambre des Lords a proposé un carton vert sur les déchets alimentaires. Sur l’initiative de sa présidente, la commission des affaires européennes de notre Assemblée a également proposé une initiative conjointe sur la responsabilité sociale des entreprises multinationales, soutenue pour le moment par six autres chambres, dont le Conseil national Slovaque. C’est davantage vers un droit d’initiative de ce type que nous devons nous orienter, plus que vers la recherche d’un droit de veto, qui ajouterait des blocages aux blocages existants.  

***

Chers collègues, chers amis, nous sommes engagés dans une belle aventure. Nos peuples ont vécu sur ce continent tant d’intenses et précieuses épiphanies. Quand le compositeur français Guillaume de Machault arrive à Cracovie en 1364 pour un congrès international des rois européens, il sait que le destin des différents souverains nationaux qui lui commandent de la musique est continental, et non local.

Comme tous les artistes et penseurs du millénaire sur cette terre d’Europe, il écrit pour la gloire d’un continent et pour le bonheur de nombreux peuples dont l’entente est inconstante mais l’union inscrite dans les étoiles, ces fameux douze étoiles qui composent un drapeau qui, quoi qu’on dise, quoi qu’on pense, est le vôtre, est le mien, est le nôtre.

Je vous remercie.