Hommage à Henri Emmanuelli

Hommage à Henri Emmanuelli
Mardi 16 mai 2017 – Assemblée nationale

Monsieur le Premier Ministre, cher Lionel Jospin,
Monsieur le Président, cher Louis Mermaz,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires, mes chers collègues,
Monsieur le Président du Groupe socialiste, Cher Olivier Faure,
Monsieur le Premier secrétaire du Parti Socialiste, Cher Jean-Christophe Cambadelis,
Monsieur le Président du Conseil départemental des Landes, Cher Xavier Fortinon,
Mesdames et Messieurs les élus, et permettez-moi un salut amical aux élus venus des Landes,
Monsieur le Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, Cher Pierre-René Lemas,
Mesdames, Messieurs,
Chère Antonia, cher Antoine, chère Sophie, chère Victoire,

Pendant près de quarante années de sa vie, Henri Emmanuelli a habité l’Assemblée nationale de sa parole ardente, profonde, toujours précise, juste et sans compromis. Sur ces bancs, il nous a convaincus, il nous a enflammés, souvent aussi il nous a fait rire.

Chaque député, chaque ministre, chaque citoyen qui a entendu un jour Henri Emmanuelli parler en garde le souvenir vibrant. Il est difficile de prendre aujourd’hui la parole pour l’honorer, quand le souvenir de sa belle voix chaude, aux accents si particuliers, résonne encore si fort dans cet hémicycle.

Dans l’ardeur de sa voix, on sentait toute la profondeur de son engagement, au service des humbles, du progrès et de la justice sociale, son engagement profondément, éminemment socialiste.

Cet engagement lui venait du plus profond de son être. Henri Emmanuelli était d’une famille qui connaissait la valeur du travail, qui savait aussi les douleurs de la vie, les sacrifices qui sont parfois nécessaires.

De son enfance béarnaise, Henri Emmanuelli conserva toute sa vie les valeurs, les enseignements profonds, et la conscience des priorités. Orphelin de père à onze ans, il avait vu sa mère se dévouer pour lui ; grâce à elle, et grâce à l’école de la République, il avait pu mener les études qu’il souhaitait, et partir à Paris, à Sciences Po. Mais lorsqu’elle tomba malade, il n’hésita pas une seconde à interrompre ses études parisiennes pour revenir auprès d’elle.

Car Henri savait hiérarchiser ses engagements, et jamais les attraits du pouvoir ou du succès ne lui firent perdre la conscience de ce qui, au fond, était important : la fidélité à soi-même et aux siens, nourrie d’un amour qui n’a cessé de croître.

Non, Henri Emmanuelli n’était pas de ceux qui cèdent aux sirènes du temps. Du Béarn, il avait aussi conservé ce tempérament bravache, à la fois ardent et dur, droit et fier, solidement ancré sur ses valeurs. Pour parvenir à convaincre cet homme entier de se laisser prendre au tourbillon des honneurs, ou de composer avec ses convictions, il aurait fallu se lever de bonne heure. Et on se serait sans aucun doute exposé à une remontrance vive, à l’une de ces colères qui le caractérisaient aussi, et dont, je crois, nous sommes nombreux à garder le souvenir.

Oui, Henri Emmanuelli était avant tout un homme entier, et transiger n’était pas dans son vocabulaire. Les huissiers de l’Assemblée nationale l’ont appris à leurs dépens, car malgré tout leur professionnalisme et les interdictions en vigueur, ils n’arrivèrent jamais à empêcher ce fumeur impénitent de pratiquer son vice.

Nous avions d’ailleurs emporté une grande victoire le jour où nous sommes parvenus à lui faire comprendre qu’il ne pouvait pas fumer dans l’hémicycle !
Henri Emmanuelli était un homme de feu, « le fils de l’ours, du tonnerre et de la glace », comme il se définissait lui-même : ardent dans ses convictions, passionné pour ses idéaux, sans concession ni compromis.

Mais il était aussi un être de raison, un homme réfléchi, prudent et rigoureux chaque fois qu’il fallait agir. Il savait que c’était la condition d’une action politique efficace, seule à même de transformer concrètement le monde.

Pour porter cette volonté, ce désir profond qui l’animait, il avait très tôt trouvé le cadre d’action qu’il lui fallait. Il avait adhéré immédiatement au parti d’Epinay, le grand parti de l’unité des socialistes et de François Mitterrand.

François Mitterrand qui l’avait remarqué très vite, et lui accorda sa confiance dès 1973 : à tout juste 27 ans, Henri Emmanuelli portait donc les couleurs du Parti socialiste pour les élections législatives.

Entre François Mitterrand et Henri Emmanuelli, la confiance, et même la complicité, s’ancrait sur des passions communes. Celle de la gauche, celle de la France bien sûr, celle de l’action politique au service du progrès social. Et aussi d’autres passions un peu moins évidentes, comme celle des monothéismes du début de notre ère, dont l’étude les rassemblait, les passionnait de concert, et donnait lieu, aussi, à des discussions interminables, de véritables joutes intellectuelles, où d’ailleurs Henri était fier de parfois surpasser Mitterrand.

Lui, qui avait dû interrompre ses études à vingt ans, n’avait rien à envier à personne pour ce qui était de la force de l’intelligence, de la solidité de l’argumentation, du talent rhétorique aussi.

Politiquement, il faut dire aussi qu’Henri, le communiste de naissance, d’une famille prolétaire, devenu banquier de profession, incarnait à lui seul un certain pan de la synthèse mitterrandienne.

C’est en 1978 qu’Henri Emmanuelli avait fait basculer à gauche la troisième circonscription des Landes, tenue depuis vingt ans par le centriste Jean-Marie Commenay.

Elu pour la première fois à l’Assemblée nationale cette année-là, il n’a consenti à quitter son siège que pour son activité de ministre, qui l’a passionné, et au moment où il en a été éloigné malgré lui. Toutes ces années durant, les Landais n’ont cessé de lui renouveler leur confiance.

Il la leur rendait bien et s’attachait à l’honorer à chaque instant, encore et encore : sur les bancs de l’hémicycle, où les échos de sa voix continueront longtemps à résonner, et aussi au département, qu’il a dirigé, presque sans interruption, de 1982 jusqu’à la fin.

Ce département où il fut aussi l’un des grands maîtres d’œuvre de la plus grande réforme de la gauche mitterrandienne, la décentralisation.

Ce département où il mit en œuvre, sans relâche, la transformation concrète qu’il voulait voir advenir. Avec tout le sérieux, y compris budgétaire, du banquier qu’il avait été ; avec toute la passion, avec tout l’engagement de l’homme de gauche qu’il n’a jamais cessé d’être. Pendant trente-cinq ans, il a mis toute son ingéniosité, toute son inventivité, toute sa force et, quand il le fallait, sa ruse, au service des habitants des Landes.

Sur tous les fronts, de la gestion des ressources à l’aménagement du territoire, de la solidarité à l’innovation éducative, Henri Emmanuelli n’a cessé d’agir. Parfois, ses idées faisaient florès : ainsi de l’introduction du numérique au collège, qu’il a initiée dans ce territoire et qui fut par la suite étendue à tous les établissements de France.

Le « village Alzheimer » près de Dax, premier de France, était son dernier grand projet. Actuellement en construction pour une ouverture prévue en 2019, il restera comme un témoignage vivant de l’action d’Henri Emmanuelli à la tête des Landes.

Pour les Landes et pour la France, pendant trente-six ans, il a donné son énergie à l’Assemblée nationale.

Trente-six ans de députation au total : je sais de quoi je parle quand je vous dis que c’est à la fois très long et très court. Car Henri Emmanuelli partageait avec nous, ses camarades, cette passion de l’action publique qui ne s’éteint jamais, cette ténacité de l’engagement politique, du service de la France et des Français.

Jusqu’au bout, il fut pleinement député, un député actif, engagé, volontaire.

Henri Emmanuelli a tant donné à l’Assemblée nationale. Comme député, comme ministre, il y a passé ses heures, ses journées, animant l’hémicycle de la République avec ses mots, qui nous parlaient toujours de la gauche, du progrès et de la justice. L’éloquence parlementaire lui doit certains de ses très beaux moments.

Comme président de commission également, de la commission des finances, dont il conduisit les travaux, à trois reprises différentes, avec son expertise et sa compétence, avec la passion et l’ardeur qui l’animaient toujours.

Comme président de l’Assemblée nationale, enfin, le premier d’entre nous : charge à lui de nous conduire, de nous guider, nous les députés de 1992, dans cette période particulière, un peu trouble. La clarté de ses mots et de ses positions éclairait le chemin d’une lumière franche. Nous le suivions.

Quelque temps plus tard, nous avons été quelques-uns à l’accompagner, en Bretagne, dans un moment qu’il a ressenti comme une grande injustice mais qui montrait aussi ce qu’il était capable de prendre sur lui au nom de son parti, lui qui fut également notre Premier Secrétaire.

Car dans chacun de ses mandats et dans chacune de ses missions, Henri Emmanuelli mettait le même dévouement et la même énergie, cette énergie folle, débordante, et aussi un peu rugueuse.

Les uns comme les autres venaient des mêmes racines : elles étaient faites du même bois, le bois dur d’un homme de convictions, qui ne les a jamais mises de côté, jamais trahies, jamais compromises.

Nous n’étions pas tous toujours d’accord sur tout, avec Henri, et parfois même nous avons eu à nous affronter. Mais c’était une partie intégrante de notre compagnonnage politique, à la grande époque des débats entre courants d’opinion dans notre parti.

Surtout, Henri avait cette qualité qui est la plus estimable chez un homme : la sincérité, brute, convaincue, absolue, la sincérité de ses convictions, l’entièreté de son engagement, le refus de tout compromis comme de toute compromission.

***

Mesdames, Messieurs,

Pour nous, qui sommes rassemblés aujourd’hui pour honorer Henri Emmanuelli, c’est un grand vide qui s’est creusé le 21 mars dernier. Nous avions rencontré Henri pour certains ici même, sur les bancs de l’Assemblée nationale, où se confrontent les opinions mais où se nouent aussi des amitiés profondes.

Pour d’autres, dans les Landes, ce département qui était le sien et auquel il ressemblait tant.

Pour d’autres encore au Parti socialiste, qu’il avait contribué à refonder avec François Mitterrand et auquel il a dévoué son existence.

Ou ailleurs encore, à la Caisse des dépôts et consignations, à la région Aquitaine, ou dans les autres chemins qu’il emprunta au cours de ce qui fut décidément une vie bien remplie.

Pour beaucoup d’entre nous, que nous partagions ou pas ses convictions, Henri Emmanuelli était un compagnon de route.

En 1981, il fut aussi l’un des ministres du tout premier gouvernement de gauche de la Ve République.

Avant les portefeuilles du Budget, puis de la Consommation, il fut d’abord en charge des Départements et Territoires d’Outre-Mer. Il défendit alors devant nous le premier projet de loi relatif à la commémoration de l’abolition de l’esclavage, que nous avons célébré la semaine dernière. Nous lui devons d’en avoir fait un jour férié dans les départements d’Outre-Mer.

Pour l’ensemble de ces députés socialistes de 1981, Henri appartenait à cette génération des bâtisseurs, des pionniers, ceux qui avaient préparé la victoire de la gauche, qui l’avaient construite patiemment, et qui étaient alors prêts, comme nous l’étions tous, à construire un nouvel avenir pour la France.

Henri était avant tout un socialiste, et pas n’importe lequel : il était un mitterrandiste.

Un certain héritage de la grande période du PS, de la grande époque de la gauche, continuait à vivre en lui. Une gauche pleine, entière, puissante, forte, chaleureuse. Une gauche vivante au sein du Parti socialiste, qu’il s’attachait à défendre et à faire prospérer.
 
Car le Parti socialiste, le parti d’Epinay, de François Mitterrand, de la gauche d’idéal, d’action et de gouvernement, c’était son plus grand combat, sa plus grande fidélité.

C’était cela, le socialisme d’Henri Emmanuelli.

Pas un simple positionnement idéologique, encore moins le tremplin d’une ambition personnelle, mais un chemin de vie, un engagement presque charnel, qu’il avait chevillé au corps, qui l’imprégnait tout entier, dont il habillait chacun de ses gestes, chacune de ses particularités.

Comme ce handicap de naissance, le petit doigt manquant, dont il faisait un symbole politique : ce doigt manquant, c’est celui que l’on pose sur la couture du pantalon, quand on fait à l’armée une chose qu’Henri détestait : le garde-à-vous...

Non, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Henri Emmanuelli n’était pas un bon petit soldat.

Âcre, bravache, drôle aussi, volontiers houspilleur, il se voulait semblable au picador qui, comme dans les arènes de Dax, ne cesse de titiller l’animal, qui éperonne, qui réveille, qui fait sursauter.

A chaque fois qu’il prenait la parole – et c’était souvent – c’était pour nous parler encore de la gauche, du socialisme, de progrès social, de justice, de la France et de son message universel.

Il nous parlait d’Europe aussi, lui qui croyait si fort à l’union des peuples, et qui fustigeait la dérive libérale et gestionnaire d’un projet qui était d’abord un rêve.

Il nous parlait d’espoir et d’insoumission, avec constance, avec cohérence, avec certitude, avec colère parfois mais toujours avec conviction. Il n’était pas de ceux qui parlent pour ne rien dire : quand Henri nous parlait, c’était toujours pour convaincre.

La tragédie de la mort, disait André Malraux, est qu’elle transforme la vie en destin.

Aujourd’hui, la vie et le parcours d’Henri Emmanuelli ont trouvé, à travers leur tragique point final, leur forme de destin. Un destin qui dépasse l’homme qu’il fut, pour nous concerner tous.

Car c’est peut-être, paradoxalement, au moment où s’éteint la voix d’un grand homme que sa parole résonne avec le plus de force.

Gageons que ses échos continueront longtemps à habiter cet hémicycle, et le souvenir de tous ceux qui l’ont connu.

L’héritage qu’il nous lègue, celui d’un militant, d’un combattant, d’un défenseur ardent du progrès social, de la lutte contre les inégalités et des services publics, cet héritage est pour nous davantage qu’un testament. Il est une invitation : à ne jamais oublier les promesses de la République.

Nous veillons, pour notre part, à inscrire son nom pour toujours dans la pierre de notre Assemblée, afin que son regard, à la fois impitoyable et tendre, exigeant et juste, accompagne les futurs députés de juin et d’après – lorsqu’ils auront, à leur tour, à relever le flambeau de l’espoir, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, qu’Henri Emmanuelli a tenu si haut pendant tant d’années. Puisse sa lumière continuer à éclairer notre chemin.