Intervention de Claude Bartolone lors de 1ère session de la Conférence des Présidents des Parlements de l’Union européenne à Rome

Intervention de M. le Président de l’Assemblée nationale
Conférence des présidents des parlements de l’Union européenne
Rome – Lundi 20 avril 2015
Première session : « L’Europe au-delà de la crise :
de nouveaux chemins de croissance »

Madame la Présidente, chère Laura,
Monsieur le Président, cher Pietro,
Mes chers collègues,

C’est un réel plaisir pour moi d’intervenir après Jeremy Rifkin sur le sujet de la croissance, qui se trouve au cœur des défis que l’Union européenne doit aujourd’hui relever.

Avant de rentrer dans le cœur de notre propos d’aujourd’hui, je voudrais évoquer la catastrophe migratoire qui vient de toucher le canal de Sicile. Je sais que l’Italie porte avec courage une responsabilité immense en tant que frontière migratoire européenne. J’appelle les autorités européennes à se lancer sans faiblesse dans le soutien sans condition à l’Italie pour que la solidarité s’exerce à votre égard.

Vous ne pouvez affronter tout seul ces drames humains épouvantables. Nous devons repenser complètement les systèmes d’accueil des migrants et relancer les coopérations civiles avec les pays de provenance pour que les milliers de morts du canal de Sicile cessent d’être une des hontes de l’Europe et de son impuissance.

L’Europe doit faire face, depuis 2008, à une crise financière, économique, sociale et environnementale d’une ampleur sans précédent. Il ne s’agit pas d’une crise conjoncturelle, mais de la fin d’un certain modèle de croissance. Péguy l’écrivait mieux que personne, il faut savoir distinguer au cours de l’Histoire les périodes des époques. Dans les époques, on construit le monde qui vient ; dans les périodes, on s’y fait. Nous sommes dans une époque.

Parallèlement à ce bouleversement profond de nos sociétés, l’Europe s’éloigne des peuples, comme en témoigne la défiance croissante de nos concitoyens envers les institutions européennes.

Notre défi est donc aujourd’hui de faire face à l’urgence européenne : à savoir éviter un naufrage économique, aux conséquences sociales ravageuses, et un naufrage politique de l’Union.

L’Union européenne n’a pas seulement de nombreux atouts, elle a tous les atouts pour s’affirmer comme un grand moment de l’histoire des Hommes : sa beauté, sa diversité, sa richesse, ses travailleurs qualifiés et créatifs, audacieux et solidaires, une recherche et développement de pointe, son rayonnement culturel. Elle tire également un avantage décisif de son marché unique de 500 millions de consommateurs et du fait qu’elle représente un pôle de stabilité géopolitique dans un monde où des menaces nouvelles ont surgi.

Mais, si nous voulons éviter que l’économie globale et la géopolitique s’organisent sans le continent européen, nous devons proposer à nos concitoyens un nouveau modèle de croissance.

A cet égard, je voudrais rappeler que c’est à nous, élus, de tracer les nouveaux chemins de croissance en Europe.

La définition d’un environnement propice à la croissance résulte avant tout de choix politiques, définis à 28 au niveau de l’Union et à 18 au sein de la zone euro. C’est pourquoi les élus doivent lire les économistes, doivent lire les philosophes, doivent lire les penseurs. C’est pourquoi les élus doivent écouter les citoyens, écouter les travailleurs, écouter les souffrances. Et, à partir de cette écoute exigeante, à partir de ces réflexions, trouver le chemin politique de l’émancipation, qui passe par la croissance.

A 28, nous devons revenir aux origines de l’Union et proposer une Europe des projets.

Cette Europe des projets doit permettre de promouvoir un nouveau modèle de croissance, durable et solidaire. A cet effet, trois chantiers sont prioritaires.

Le premier concerne l’investissement. Le soutien aux investissements est la porte d’entrée de l’Europe dans le nouveau monde, qui est le théâtre d’une triple révolution numérique, énergétique et démographique.

Les grands projets européens doivent ainsi concerner les secteurs décisifs pour l’avenir : les grandes infrastructures de réseaux, les nouvelles technologies et l’environnement.

Il nous faut, en particulier, relever le défi de la transition énergétique. Certes, les 28 n’ont pas le même modèle de production d’énergie, ni les mêmes comportements de consommation, ni encore le même appareil industriel.

Ils partagent néanmoins des intérêts communs : gagner en indépendance énergétique, maîtriser le coût de l’énergie, lutter contre le changement climatique, réduire la consommation et développer de nouveaux gisements d’emplois, qui appellent l’Europe à une action résolue.

Une fois définies, ces ambitions supposent des moyens financiers. La mobilisation annoncée de 315 milliards d’euros en faveur des investissements d’avenir et des PME, dans le cadre du plan présenté par la nouvelle Commission européenne doit, à cet égard, être saluée. Mais, ce plan ne peut être entendu que comme un premier pas.

Si l’on veut porter une réelle ambition pour l’Europe, le plan Juncker doit être rapidement complété, afin d’assurer le développement de nouvelles voies de croissance. Investir, c’est sourire à l’avenir, c’est prendre les acteurs économiques par le bras et leur inspirer confiance. Bruxelles retrouve le goût de l'investissement, confortons-le.

Promouvoir une Europe des projets suppose de mettre en place une véritable politique industrielle européenne, tournée vers l’emploi et la vitalité économique.

Cette politique industrielle doit s’inscrire dans un cadre juridique renouvelé, à même de permettre l’émergence de champions européens. Il nous faut ainsi éviter que certaines sociétés s’emparent d’un monopole au niveau mondial. Sachons donc insuffler, dans les secteurs de cette nouvelle économie, l’élan qui a permis la création du groupe AIRBUS.

Enfin, pour assurer une croissance durable et solidaire, l’Europe doit mener une politique commerciale beaucoup plus offensive et tournée vers la promotion de nos normes sociales et environnementales.

Elle doit également se doter d’une banque publique de l’export qui fait aujourd’hui défaut, alors que la plupart de nos concurrents étrangers en sont dotés.

Au sein de l’Europe, les 18 qui ont fait le choix d’une monnaie unique constituent une avant-garde investie d’une responsabilité particulière dans la définition des chemins de croissance.

J’ai, pour ma part, la conviction que ces nouveaux chemins de croissance viendront, non pas de nouvelles règles, dont on voit aujourd’hui les limites, mais d’une ambition pour l’Europe de l’euro, fondée sur une plus grande intégration et une véritable solidarité.

Il nous faut ainsi tout d’abord redéfinir la cohérence entre la politique monétaire et la politique budgétaire au sein de la zone euro.

Avec son programme d’assouplissement quantitatif qui vise à injecter 1 100 milliards d'euros dans l'économie de la zone euro d'ici à septembre 2016, la Banque centrale européenne a indéniablement fait sa part du chemin. Bien que tardive, son intervention doit être saluée, mais également confirmée et renforcée dans les mois à venir.

Cette politique monétaire accommodante ne portera toutefois pleinement ses fruits en matière de croissance que si elle s’accompagne d’une politique budgétaire qui vise à préserver les investissements d’avenir et à ne pas freiner la demande.

De manière plus générale, la coordination des politiques économiques ne peut se contenter de reposer sur une logique disciplinaire, dont on constate aujourd’hui les limites et les dégâts. La baguette de la Commission européenne doit servir à diriger l’orchestre, pas à taper sur les mains !

Le seul gouvernement par les règles, plutôt que de favoriser la convergence des économies européennes, a conduit au creusement des écarts de compétitivité, à la divergence des trajectoires budgétaires et à l’accroissement des inégalités. C’est la face sombre du libéralisme.

Cette « Europe disciplinaire » prête d’autant plus le flanc à la critique qu’elle s’appuie sur une procédure défaillante.

Erreurs dans les prévisions économiques, controverses sur l’appréciation de la croissance potentielle et du déficit structurel, absence de coordination entre la procédure d’avis de la Commission européenne sur les projets de budgets nationaux et les calendriers budgétaires des États… Nombreux, les écueils de la procédure dite « du semestre européen » contribuent ainsi à la décrédibiliser.

Affermir la croissance au sein de la zone euro suppose donc de mettre en place une véritable coordination des politiques économiques, issue d’un débat démocratique sur les choix de politique économique et menée en temps réel.

Elle doit conduire à ce que les pays en excédent stimulent la demande intérieure, tandis que ceux en déficit mènent des réformes de modernisation. Elle doit également permettre une mise en cohérence des politiques d’investissement, entre les Etats d’une part et avec le niveau européen d’autre part.

Plus fondamentalement, le moyen de restaurer croissance, cohésion et cohérence au sein de l’Europe de la monnaie unique, c’est de franchir un saut dans l’intégration économique.

Cela suppose d’aller résolument dans le sens d’une plus grande solidarité, avec la mise en place d’une union fiscale et sociale et d’un budget propre à la zone euro, mais également d’instaurer un véritable gouvernement politique.

Nous avons reçu la semaine dernière, à l’Assemblée nationale, notre économiste français Thomas Piketty (dont nous lisons beaucoup les livres, en ce moment, avec ceux de Jeremy Rifkin).

Piketty a prévenu que le scandale que constitue le chômage des jeunes en Europe, et surtout en Europe du Sud, peut se réduire si l’Europe cesse de considérer comme unique action possible de réduire les déficits trop vite, ce qui mutile les services publics et augmente les impôts pour les classes moyennes. Piketty nous a rappelé que le taux de chômage, il y a cinq ans, était le même en Europe et aux États-Unis, que les États-Unis n’ont pas hésité à adopter une politique de souplesse économique, sans nos règles disciplinaires rigides. Il en a conclu que c’est cette rigidité qui a fait d’une crise du secteur financier américain une crise de la dette publique européenne.

La réponse est donc politique, elle est entre nos mains ! Le chantier de l’harmonisation fiscale et sociale, tout d’abord,  est immense. Il s’agit de lutter contre la concurrence et l’évasion fiscales, et, dans le même temps, de faire converger vers le haut les standards de protection sociale. Je veux ainsi parler d’un salaire minimum garanti au plan européen ainsi que d’une coordination renforcée des politiques sociales. Trop d’hôpitaux publics, en Europe, ne bénéficient pas des techniques médicales modernes.

Trop d’écoles publiques, en Europe, ne sont pas assez aidées. Dans la nouvelle société dont parle Jérémy Rifkin, les services publics seront fondamentaux.

L’enjeu est également de doter notre union monétaire d’un budget propre, jouant un véritable rôle contra-cyclique et de solidarité entre États membres. La piste d’une assurance-chômage au niveau de la zone euro m’apparaît, à ce titre, devoir être mise à l’ordre du jour.

Mais l’approfondissement de l’union économique et monétaire ne peut avoir lieu sans intégration politique.

Il convient en conséquence de doter la zone euro d’un gouvernement économique avec, à sa tête, un président stable.

J’ajoute qu’il ne peut y avoir de gouvernement de la zone euro sans un prolongement parlementaire. C’est un impératif démocratique.

A ce stade, la conférence interparlementaire prévue par l’article 13 du traité budgétaire apparaît comme la bonne enceinte pour débattre de ces questions. Sa mise en place est un premier pas pour que les parlements puissent d’une part interroger les responsables européens sur les politiques qu’ils mènent et d’autre part exprimer leurs vues sur les grandes orientations décidées à Bruxelles, en matière de politique économique et financière et, demain, dans le champ social et fiscal.

Aussi, alors que nous allons débattre un peu plus tard du projet de règlement de cette conférence, faisons en sorte d’en garantir l’ambition démocratique, et de contribuer ainsi à la pleine association des Parlements à la définition et à la mise en œuvre d’une nouvelle politique européenne de croissance et de solidarité.

Bref, si je n’avais qu’une seule chose à dire aujourd’hui, ce serait de convaincre mes amis parlementaires de toute l’Europe que la nouvelle société européenne a besoin de solidarité, et que les parlementaires peuvent être la voix politique qui portera cette exigence.

Jérémy Rifkin, dans ses derniers ouvrages, a magistralement prédit un monde de production de biens et services quasiment gratuits, un peu sur le modèle de l’industrie musicale.

Un monde où les citoyens pourraient se réapproprier les moyens de production, où enfin, le vieux rêve internationaliste d’une économie du partage, du bien commun, du capital social adviendrait. C’est possible en effet, si c’est la politique qui le décide, si la volonté générale que les Parlements représentent impose cette vision de solidarité aux avidités marchandes. Jean Jaurès et Antonio Gramsci, Léon Blum et Carlo Rosselli  pourraient revenir alors dans l’Europe d’aujourd’hui sans que nous ayons honte de leur présenter ce que nous avons fait de leurs promesses.

Oui mes chers amis, si je pense à ce que nous pouvons faire de l’Europe, ensemble, avec au cœur le bonheur des peuples européens, alors je suis fier et impatient de vivre notre commun avenir.

Je vous remercie.