Ouverture "Les matinées de l'économie: Croissance et Inégalités" avec Thomas Piketty

Matinale de l’Économie : « Croissance et inégalités »
Monsieur le directeur des Journées de l’Économie,
Monsieur le Président de l’Association Française de Sciences Economique,
Monsieur Piketty, cher Thomas,   
Mesdames, Messieurs les députés,
Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux de vous accueillir à l’Hôtel de Lassay pour  cette Matinale de l’Économie consacrée à un débat au cœur de l’actualité en France et à l’étranger : « la réduction des inégalités et le soutien à la croissance ».
Je tiens à remercier d’abord Pascal Le Merrer, organisateur de cette troisième Matinale de l’Économie ; Alain Trannoy, Président de l’Association Française des Sciences Economiques ; et enfin l’économiste Thomas Piketty qui nous a fait l’honneur de partager ses travaux.
Comment expliquer le succès de votre analyse des inégalités aux Etats-Unis, dans un pays où la croissance avoisine 2,5 %, le plein-emploi est une perspective accessible, et le libéralisme est un dogme ? Comment expliquer l’engouement pour votre ouvrage dans un pays où les inégalités résultant du fonctionnement du marché sont considérées comme justes ?
     
« Nous sommes 99 % et nous ne tolérerons pas plus longtemps la cupidité des 1 % ». Ce slogan du mouvement social « Occupy Wall Street » contient tous les éléments du débat qui mérite d’être porté au sein de chaque nation. Dans un contexte de croissance forte aux Etats-Unis, et de reprise plus progressive en Europe, nous devons impérativement veiller à ce que les fruits de la croissance, consécutifs aux efforts significatifs de nos concitoyens, puissent être savourés par le plus grand nombre, et non une simple poignée d’individus.
Le débat est vif aux Etats-Unis et je note avec intérêt que le Président Barack Obama, après avoir relancé la croissance,  s’est saisi de l’enjeu de la réduction des inégalités pour en faire la cause nationale de sa fin de mandat.
Aujourd’hui, je vois dans le débat que nous ouvrons une occasion pour la France, qui porte dans ses gènes l’égalité, de se saisir à son tour de l’enjeu de la réduction des inégalités à un moment où le retour de la croissance se confirme. La réduction des inégalités ne peut être ramenée à une préoccupation de second plan. Mais pour cela, trois exigences doivent être posées pour concilier croissance et équité.
Première exigence, avant même de redistribuer, il faut créer de la valeur, et donc viser une croissance qui soit la plus forte possible. Notre objectif premier est de stimuler une croissance riche en emplois. Cela suppose, pour sortir la France et la zone euro de l’anémie, de mobiliser tous les instruments de politique économique et de réformer notre économie.       
2012 n’est pas l’an I de l’économie française.

Nous avons hérité d’une situation économique fortement détériorée : 800 000 emplois industriels supprimés en dix ans ; une dette publique en augmentation de 600 milliards sur le précédent quinquennat ; et une hausse du chômage de 35 % sur cinq ans (2,89 millions de chômeurs).
Face à cette urgence économique et industrielle, le Président la République a fixé un cap clair : la restauration de la compétitivité de nos entreprises, qui passe par le réarmement de notre appareil productif et le redressement des marges de nos entreprises. Le crédit d’impôt compétitivité emploi et le pacte de responsabilité et  de solidarité y contribuent ; la loi sur la formation professionnelle ou l’accord national interprofessionnel modernisent notre marché du travail ; la récente « loi Macron » libère notre économie de certains verrous.

Evidemment, une politique de l’offre et des réformes structurelles sont nécessaires pour atteindre ce  fameux seuil des 1,5 % à partir duquel une économie génère de l’emploi.  L’alignement des astres nous est profitable : baisse des taux, baisse historique de l’euro, et baisse des cours du pétrole. L’environnement des entreprises aura rarement été aussi favorable. La reprise de l’emploi est à portée de main, à condition que le patronat respecte le contrat donnant-donnant conclu au travers du pacte de responsabilité, il y a 15 mois. Mais pour le moment, disons-le : le compte n’y est pas.  
Deuxième exigence, la croissance doit être forte, mais aussi solidaire, car la montée croissante des inégalités menace d’abord le fonctionnement de l’économie, met à mal la cohésion sociale et  met en péril la démocratie.
Evidemment, on ne peut se satisfaire d’une envolée des cours de bourse du CAC 40, d’une croissance forte, si les dividendes de la croissance ne sont pas justement répartis sous forme de hausse de l’emploi et du pouvoir d’achat. La promesse de la croissance doit donc être réelle et se traduire dans le quotidien de nos entreprises et de nos concitoyens.  
Evidemment, l’octroi de rémunérations excessives aux dirigeants d’entreprises est indécente, lorsque les salariés ne perçoivent pas eux aussi le fruit de leurs efforts.            
Evidemment aussi, on peut se réjouir du succès des entreprises exportatrices et des grands groupes apatrides tournés vers les marchés émergents, mais ce n’est pas suffisant si la grande majorité de nos TPE souffrent sur nos territoires, notamment de la baisse des carnets de commande ou de l’investissement public local.          
Evidemment, on peut se féliciter des bienfaits du progrès numérique, mais ce n’est pas suffisant s’il  ne profite qu’à des géants numériques logés dans leurs paradis fiscaux.
Evidemment, nous devons éviter l’écueil d’opposer des politiques de croissance aux politiques de solidarité, des politiques d’offre aux politiques de demande, la régulation par l’Etat de la main invisible du marché.

Alors, notre défi consiste à définir le bon mix offre/demande qui contribuera à concilier une croissance forte et solidaire.
Même le FMI entame sa révolution idéologique. Qui aurait cru que cette institution, qui a plaidé pendant si longtemps pour des politiques néolibérales d’ajustement structurel porteuses d’inégalités, aurait érigé la réduction des inégalités en grande cause mondiale et enjeu des politiques de croissance du XXIème siècle ? D’après une étude récente du FMI, la croissance a tendance à durer plus longtemps là où les niveaux d’inégalité de revenus sont les plus bas.
Enfin, il est économiquement plus pertinent de soutenir la consommation des plus vulnérables dont la propension à consommer est plus forte que les hauts-revenus. C’est bien la preuve qu’une croissance solidaire peut rendre la croissance encore plus forte.
Aider cette consommation et donc en finir avec les cures d’austérité, c’est soutenir la demande de nos entreprises et notre croissance. Bien sûr, le soutien à l’investissement public local est aussi essentiel pour l’emploi des plus vulnérables, ainsi que la demande des TPE de nos territoires.    
Le tribut de la crise financière de 2007 a été lourd pour de nombreux français, qui subissent une double peine depuis le début de la crise : la hausse des inégalités des revenus du travail dans un contexte de faible croissance et de chômage élevé, et la hausse encore plus forte des inégalités des revenus du capital. 50 % des Français les plus pauvres partagent 4 % du capital, alors que les 10 % les plus riches en partagent 62 %.  
Troisième exigence, face à ces inégalités et à la faible croissance, l’Etat a un rôle fondamental à jouer:
-    pour éviter que les riches soient encore plus riches et que les pauvres soient condamnés à être encore plus pauvres ;
-    pour protéger les plus vulnérables ;
-    pour fluidifier l’économie et mettre un terme à la fossilisation des intérêts acquis.

Le droit à la réussite et à l’échec doit être garanti par l’Etat à tous les citoyens, à toutes les entreprises. Si les inégalités sont la conséquence des forces du marché, elles  sont aussi le résultat de nos choix politiques.
L’Etat doit faire preuve d’audace pour lutter contre toutes les formes d’inégalités : sociales, spatiales, économiques.
Des instruments, il y en a : veillons à ce que la BCE qui a décidé d’injecter 1 100 milliards d’euros de liquidités, oriente les financements vers l’investissement productif de nos PME, et non vers la finance spéculative. J’attends des autorités européennes la plus grande vigilance sur l’impact de la politique monétaire sur les inégalités.
J’attends de la Commission européenne qu’elle tienne ses promesses de relance rapide et massive de l’investissement au travers du plan Juncker de 315 milliards d’euros. C’est un levier stratégique pour l’emploi, nos entreprises, et nos territoires, à un moment où les risques de décrochage de l’investissement public local n’ont jamais été aussi élevés.
Pour l’Europe, la transition énergétique constitue une formidable opportunité de relance de la croissance, de l’investissement, et de l’emploi. 100 milliards d’euros par an, c’est l’estimation faite par la Commission européenne du montant d’investissement nécessaire pour atteindre des objectifs climatiques ambitieux. Je vois d’ailleurs, dans la mise en œuvre rapide du plan Juncker, un moyen d’accélérer la transition énergétique et écologique qui doit être au cœur du projet politique européen.         
Bien sûr, si nous pouvons avoir des attentes fortes vis-à-vis de l’Europe pour soutenir la croissance, il est naturel que la France poursuive ses efforts de maîtrise des dépenses publiques et ses réformes structurelles pour améliorer les fondamentaux de notre économie. Conformément à son programme de stabilité présenté hier par le gouvernement, la France poursuit la réduction des déficits, sans ajouter d’austérité, qui risquerait de tuer la reprise dans l’œuf.
Le redressement des comptes publics passe aussi par la lutte contre les pratiques d’évasion fiscale des géants numériques qui ont payé, en 2011, 37,5 millions d’euros, au lieu de 828 millions d’euros. Le coût total de l’évasion fiscale représente 1 000 milliards d’euros pour l’Union européenne.
 
C’est bien la politique budgétaire et fiscale qu’il faut actionner au niveau pertinent.
S’agissant de l’optimisation fiscale, je souhaite, comme cela a été fait aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, qu’une commission d’enquête soit lancée dans les meilleurs délais, pour mettre en lumière sur la place publique les pratiques d’optimisation fiscale intolérables des firmes multinationales.
Un débat politique au niveau national et européen serait salutaire. Notre commission d’enquête y aidera, j’en suis sûr.   

Monsieur Piketty, cher Thomas,
Votre diagnostic sur le creusement des inégalités de patrimoine est juste. Votre constat est accablant, voire même terrifiant pour nos démocraties.
Vous avez participé activement à alimenter le débat sur la nécessité d’une réforme fiscale ambitieuse et juste qui devra, à moyen ou long terme, voir le jour à l’échelle de la France, de l’Europe, et même du monde puisque vous proposez également la mise en place d’un impôt mondial sur le capital.
Aujourd’hui, plus que jamais il nous faut arrêter d’avoir l’impôt honteux. Au contraire, nous nous devons de  réhabiliter l’impôt dont de trop nombreux Français ne voient plus la contrepartie du choix du vivre-ensemble, de notre cohésion sociale, et de nos services publics.  

Face à l’épuisement de la solidarité de notre société, il faut repenser l’Etat.  Le critère d’équité ne doit pas être seulement la boussole des politiques macroéconomiques.
Le critère d’équité, j’en suis convaincu, doit être systématiquement pris en compte dans la conception de l’ensemble de nos politiques publiques : notre politique d’aménagement du territoire, notre politique du logement, notre politique éducative, notre politique de l’emploi et de formation, notre politique de santé.
Cette exigence d’équité doit nous pousser à identifier des moyens budgétaires supplémentaires pour pallier les imperfections du marché et les inégalités structurelles. C’est non seulement à l’échelle nationale, mais aussi au niveau européen que nous devons revoir les normes et critères budgétaires pour corriger concrètement ces inégalités.
Nous devons faire de la répartition équitable des fruits de la croissance un critère d’efficacité économique aussi important que le critère de 3 % de déficit public.
Voilà un défi de taille pour la France et pour l’Europe.

Je vous remercie.