Dîner de travail sur le projet « Quelle France dans 10 ans ? »

Dans le cadre de la mission que lui a confiée le Premier ministre sur « Quelle France dans dix ans ? », M. Jean Pisani-Ferry, Commissaire général à la stratégie et à la prospective, a souhaité associer les parlementaires à sa réflexion. A l’invitation du Président Claude Bartolone, une première rencontre avec les députés a eu lieu le 12 novembre dernier sur trois thèmes : le modèle de croissance, le modèle de production et le modèle social. L’échange se poursuivra le 4 décembre à 20h00 sur deux autres sujets : le modèle républicain et le projet européen.

***

Compte rendu de la réunion du 12 novembre 2013

Présidence de l'Assemblée nationale

 

Mardi 12 novembre 2013

 

Présidence de M. Claude Bartolone, Président de l’Assemblée nationale.

 

Dîner de travail avec M. Jean Pisani-Ferry, Commissaire général à la stratégie et à la prospective, sur le thème « Quelle France dans dix ans ? »

 

Le dîner de travail commence à vingt heures quinze.

 

M. le président Claude Bartolone. Vous êtes chargé, monsieur le Commissaire général, de présenter un projet pour la France à l’horizon de dix ans. Cette échéance présente l’avantage d’être déconnectée du temps législatif, tout en restant suffisamment proche pour que nos concitoyens puissent s’approprier les orientations qui seront fixées. Votre rapport se concentrera sur cinq enjeux : notre modèle productif, notre modèle social, notre modèle de croissance, notre modèle républicain et notre projet européen.

Je vous remercie d’avoir pris l’initiative d’associer l’Assemblée nationale à vos travaux. Vous allez échanger ce soir avec une délégation de députés de toutes les sensibilités politiques. Je propose que nous traitions d’abord des questions économiques et sociales, avant d’évoquer les questions institutionnelles.

M. Jean Pisani-Ferry, Commissaire général à la stratégie et à la prospective. Je vous remercie de nous accueillir, M. Michel Ozenda, conseiller auprès du Commissaire général, Mme Delphine Chauffaut, chef du département des questions sociales, Mme Christel Gilles, chargée de mission, et moi-même. C’est le Président de la République qui a émis le souhait que les parlementaires soient associés aux travaux du Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP), lorsque j’ai présenté la note de contribution au séminaire gouvernemental du 19 août dernier.

Dix ans, c’est en effet un horizon bien choisi : il est assez éloigné pour que les objectifs ambitieux que l’on se fixera concernent non seulement une majorité donnée mais la société dans son ensemble ; mais il est assez proche pour que l’on en tire immédiatement des conséquences concrètes. C’est un horizon qui a d’ailleurs déjà servi dans plusieurs domaines : équipements collectifs, éducation, construction européenne.

Sur la base des notes introductives qu’il a préparées, le CGSP a engagé, à Paris et dans les régions, une série de discussions thématiques avec les experts, les partenaires sociaux et les élus – dont des parlementaires –, auxquels il a soumis ses constats, ses analyses et ses idées. Loin d’être un travail en chambre, notre rapport se nourrira de tous ces débats.

Je vais donc vous faire part, pour commencer, de quelques éléments de notre réflexion sur les aspects économiques et sociaux.

La première question qui s’impose à nous est celle de la croissance. Et la comparaison qui vient à l’esprit, c’est le cas de l’Italie : ce pays stagne depuis quinze ans – il a été incapable de produire de la croissance – et il a fortement subi le choc de 2008. Le revenu par tête y est actuellement à son niveau de 1997. Or, la France n’est pas à l’abri d’un tel scénario. Certains économistes pointent notamment l’extrême faiblesse des gains de productivité dans notre pays et, donc, de la croissance à venir.

Se pose ensuite la question de notre capacité à retrouver un meilleur niveau d’emploi. Si le plein emploi est redevenu la norme pour certains de nos partenaires, la France fait partie des pays pour lesquels cette perspective est plus lointaine.

Quant à la question de la compétitivité, on l’aborde en général sous l’angle du coût du travail et de la fiscalité, mais de nombreux autres facteurs entrent en ligne de compte : le partage entre les secteurs qui sont exposés à la concurrence internationale – industrie et services échangeables – et ceux qui ne le sont pas ; le prix auquel les secteurs exposés achètent les services et l’énergie dont ils ont besoin ; le coût du foncier pour ces entreprises et celui du logement pour leurs salariés. Notre impression est que la France a laissé s’étioler, au fil des années, ses secteurs exposés. Devenus moins rentables, ils ont attiré moins de capitaux que d’autres secteurs plus protégés.

Dès lors, deux stratégies sont possibles. La première, que l’on pourrait qualifier d’« intensive », consisterait à consacrer un maximum de moyens au redressement de la compétitivité des secteurs exposés, notamment de l’industrie ; il s’agirait en quelque sorte de se rapprocher du modèle allemand. La seconde serait d’accroître le nombre des secteurs exposés – qui ne représentent actuellement qu’une petite partie de notre économie – en déplaçant les frontières de l’échange. Cela reviendrait à accepter que certains services actuellement situés dans la sphère non-marchande deviennent échangeables. Tel pourrait être le cas de l’enseignement supérieur, dont certains pays font aujourd’hui une industrie d’exportation. Chacune de ces deux stratégies comporte des difficultés propres : la première impliquera de réallouer des ressources – quelle part ? – en faveur des secteurs exposés ; la seconde imposera des mutations assez lourdes dans des secteurs actuellement protégés.

Quoi qu’il en soit, nous n’échapperons pas à une réflexion sur la croissance elle-même. Au cours des débats, nous avons été frappés de constater que la notion de croissance suscitait un certain scepticisme, soit qu’on déplore ses effets négatifs sur l’environnement, soit qu’on estime son retour illusoire, quels que soient les efforts consentis. En ma qualité d’économiste, je demeure convaincu du caractère central de la croissance. Cependant, il est vrai que le consensus sur la nécessité de la croissance s’est sérieusement affaibli. Nous ne pourrons reconstruire un tel pacte qu’à la condition de qualifier la croissance et de prendre en compte ses impacts sociaux et environnementaux.

Cela m’amène à la question de la soutenabilité. La croissance que nous avons connue jusqu’en 2008 a posé non seulement des problèmes de soutenabilité financière – dette publique ; dette extérieure qui est en train de devenir préoccupante –, mais aussi de soutenabilité environnementale. Alors que, d’ordinaire, ces deux dimensions sont traitées séparément, il convient, me semble-t-il, d’envisager la soutenabilité de la croissance au sens large : quel est le bilan qu’une génération va léguer à la suivante ? Quel est, d’un côté, l’actif, constitué par les investissements tant physiques qu’immatériels – formation, recherche, institutions ? Quel est, de l’autre, le passif accumulé ? Dans la situation économique préoccupante qui est la nôtre, il est nécessaire d’arbitrer. Nous ne pouvons demander à une seule génération de faire tous les efforts : accumuler le capital physique qui nous manque ; investir dans la formation pour combler nos retards ; lutter contre le changement climatique ; réduire en même temps les dettes publique et extérieure ! Ce n’est d’ailleurs pas simple du point de vue de la décision politique : au lieu de raisonner domaine par domaine, nous devons déterminer ceux sur lesquels faire porter prioritairement nos efforts au cours des dix prochaines années.

D’autre part, sur les sujets environnementaux, il n’existe pas à ce stade d’accord sur le diagnostic : ni sur la manière de se représenter les problèmes, ni sur leur acuité. Tel est notamment le cas en matière de transition énergétique. La question des moyens d’action fait également débat : alors que les économistes estiment généralement que les prix permettent de guider les comportements individuels et que la réponse à certains problèmes environnementaux passe donc par l’instauration de taxes, nos concitoyens ne se sont pas nécessairement approprié ce raisonnement, comme le montre l’actualité récente.

J’en viens aux questions sociales. Là encore, nous avons cherché à évaluer la performance de notre modèle social au sens large : non seulement de la protection sociale, mais aussi les politiques éducatives, l’action des services publics nationaux et locaux, les effets redistributifs du système fiscal. Or, nos partenaires étrangers constatent que les dépenses sociales sont plus élevées en France que dans d’autres pays, sans pour autant que nous obtenions de meilleurs résultats. Au cours de nos débats, un intervenant allemand nous a fait remarquer que la France consacrait 10 points de PIB de plus que l’Allemagne au financement de son système social, mais que le niveau des inégalités était le même dans les deux pays.

Les résultats de la France ne sont guère meilleurs au regard d’autres indicateurs. Ainsi, le coefficient de corrélation entre le niveau de revenu des parents et celui des enfants atteint une valeur de 0,4 dans notre pays, contre 0,2 dans les pays scandinaves. Les inégalités se perpétuent donc d’une génération à l’autre. Quant au système scolaire français, il ne réduit que peu les inégalités sociales : notre performance en la matière est même l’une des plus mauvaises des pays de l’OCDE, et elle continue à se dégrader, comme devraient le confirmer dans quelques semaines les résultats de la dernière enquête PISA. Faute de traiter les inégalités à la racine, la France consacre beaucoup de moyens à en limiter l’incidence. En effet, les individus qui ont éprouvé des difficultés à l’école primaire sont souvent ceux qui en éprouvent également dans la suite de leur cursus scolaire, sur le marché du travail ou encore sur celui du logement.

Notre modèle social ne parvient donc pas à garantir l’égalité des chances. Les partenaires sociaux et les experts partagent dans l’ensemble ce constat. Cependant, tous n’en tirent pas les mêmes conclusions. Pour certains, notre système social est certes coûteux, mais il bénéficie d’une adhésion de la classe moyenne qu’il convient de préserver si l’on veut maintenir des mécanismes de redistribution et de lutte contre la pauvreté. Pour d’autres, l’action conjuguée des services publics et des organismes de sécurité sociale, qui traitent les risques séparément – la politique des silos – et en laissent certains de côté, ne suffit pas : il convient de corriger les inégalités à la racine par des politiques « d’investissement social ». À cette fin, il est nécessaire de redéployer des moyens dans les dix ans qui viennent. À défaut, non seulement nous n’atteindrons pas les objectifs que nous nous sommes fixés, mais le manque de résultats minera l’adhésion des Français à leur système social. D’aucuns s’inquiètent déjà de certains signaux qui montrent que la classe moyenne pourrait finir par refuser la solidarité. Or, la nécessité de son consentement constitue une contrainte politique forte. Le domaine social est certainement celui où il sera le plus difficile d’identifier les marges de manœuvre et de conduire les réformes.

Enfin, on peut penser que l’objet du système social est non seulement de protéger les citoyens contre certains risques mais de produire de la confiance et de créer les conditions de la coopération, l’une et l’autre essentielles à la productivité dans une économie moderne. De ce point de vue, les problèmes de gouvernance et de transparence de notre système suscitent des interrogations. D’une part, nos concitoyens éprouvent des difficultés à comprendre comment sont déterminés les droits et les devoirs de chacun ; ils ont notamment du mal à évaluer leurs propres droits sur une longue période, en particulier en matière de retraite. D’autre part, ils ont l’impression que certaines catégories sont très protégées, alors que d’autres – les jeunes par exemple – sont plus exposées aux risques. Non seulement ces perceptions minent le contrat social, mais elles nuisent à l’efficacité économique.

Sur tous ces sujets, le CGSP en est aujourd’hui au stade des constats prospectifs et de la présentation des options, pas encore à celui des propositions. L’échange que nous allons avoir avec vous, mesdames, messieurs les députés, nous sera donc très utile.

M. Paul Giacobbi. Je vous remercie, monsieur le Commissaire général, de votre exposé très lucide. Je vais faire un peu de provocation, en me plaçant du point de vue des investisseurs étrangers – je connais la façon de penser, en particulier, des Indiens et des Américains. Ils nous disent qu’ils ne veulent pas se trouver piégés en France –We do not want to be trapped in France. C’est très inquiétant.

Ils pointent d’abord du doigt l’instabilité normative dans notre pays. Chaque jour, notre droit s’enrichit de nouvelles règles. Nous changeons de législation fiscale plusieurs fois par an. Dans ces conditions, les investisseurs estiment difficile, voire impossible, de faire unbusiness planen France. Et je ne parle pas des risques de mouvements sociaux.

Ensuite, ils perçoivent la France comme un pays hostile à l’entreprise –not business friendly. Aux États-Unis, les séquestrations de dirigeants d’entreprise par leurs salariés –bossnapping– qui se sont produites en France ont beaucoup choqué, alors qu’elles sont passées presque inaperçues chez nous. Surtout, le discours public est rarement favorable aux entreprises et aux concepts économiques. En Inde, on compare parfois l’attitude du gouvernement français à celle de l’ancien gouvernement communiste – marxiste-léniniste ! – du Bengale occidental, encore que celui-ci était reconnu comme business friendly.

D’autre part, notre modèle social est considéré comme inefficace et non soutenable. Les Anglo-Saxons, habitués à dépenser beaucoup pour l’éducation de leurs enfants, apprécient la quasi-gratuité du système éducatif français. Ils admirent également notre système de sécurité sociale. Cependant, au vu des projections financières, ils estiment que notre modèle ne pourra pas tenir dans la durée.

Enfin, les investisseurs soulignent notre rigidité : ils sont persuadés que la France est incapable de se réformer. Paradoxalement, ils pensent aussi, toutefois, que la France est un pays résilient, qui survit tant bien que mal à toutes les épreuves.

Pour ma part, je note le caractère parfois très exotique de notre modèle. Ainsi de notre système de droit continental : nous en sommes très fiers, mais qui, dans le monde, commente les arrêts du Conseil d’État et de la Cour de cassation ? Personne ! Alors que tout le monde s’intéresse à ceux de la Cour suprême des États-Unis ou de l’Inde. Nous ne savons pas communiquer sur notre droit. Il en va de même dans le domaine fiscal : nous avons créé en France des impositions baroques – notamment l’écotaxe – que ne reconnaissent pas les logiciels qui permettent d’établir des comparaisons internationales.

De plus, la manière dont nous présentons notre système fiscal pose problème. En France, le poids de l’impôt sur les sociétés par rapport au PIB est inférieur à ce qu’il est en Irlande. Il en va d’ailleurs de même du taux de cet impôt réellement supporté par les entreprises. Mais si vous essayez de le démontrer à des investisseurs, ils ne vous croiront pas ! Pourtant, les entreprises internationales qui investissent et financent de la recherche et développement acquittent un impôt sur les sociétés d’à peine 8 %, quelquefois moins. En Irlande, où le taux de cet impôt est officiellement de 12,5 %, les entreprises se voient appliquer dans les faits un taux de 11 %, quoi qu’il arrive. Il serait possible de faire une comparaison analogue en ce qui concerne l’impôt sur le revenu : pourvu que l’on soit riche et un peu astucieux, on paiera moins d’impôt sur le revenu en France qu’au Royaume-Uni.

M. Bruno Le Maire. Je vous remercie, monsieur le président, de nous accueillir pour ce dîner de travail. Au regard de la situation dans laquelle se trouve notre pays, c’est une excellente initiative. Je vous remercie, monsieur le Commissaire général, pour votre diagnostic qui, pour être présenté en termes mesurés, n’en est pas moins sans appel. En outre, je souscris entièrement aux propos de M. Giacobbi.

La France souffre, depuis des décennies, d’un chômage de masse, auquel elle donne le sentiment de s’être résignée. Les responsables politiques de droite comme de gauche ne semblent plus en mesure de répondre à ce problème et se réfugient dans son traitement social. La droite, qui a été au pouvoir pendant dix ans, porte sa part de responsabilité en la matière. Or, c’est une plaie qui affecte la République : les jeunes sont les premiers sacrifiés.

Notre pays subit en outre une vague de désindustrialisation terrible. Dans certains villages de Moselle ou des Ardennes, près d’une personne sur deux s’est retrouvée au chômage en raison de la fermeture des houillères. Depuis, il ne s’est rien passé : aucune alternative ne leur a été proposée. Dans le même temps, la majorité – mais la droite l’a aussi fait précédemment – augmente les impôts et les taxes, ce qui ne résout rien.

Quant à notre système de protection sociale, il est inefficace et illisible, comme l’a relevé le Commissaire général. Or, plus un système est compliqué, opaque et différencié d’un territoire à l’autre, plus il favorise les comportements opportunistes.

Cette situation entraîne deux conséquences. La première est une méfiance internationale croissante à l’égard de la France, comme en a témoigné M. Giacobbi. Même nos partenaires allemands – non seulement la chancelière et le ministre des finances, mais aussi les syndicats ouvriers – sont de plus en plus inquiets : ils ne comprennent pas où va notre pays.

La deuxième conséquence est une reproduction sociale sans équivalent dans les autres pays d’Europe, voire dans l’ensemble des démocraties occidentales. Elle est choquante et inacceptable. La République ne tient pas sa promesse première : celle que chacun pourra s’élever dans l’échelle sociale. Plus de trente ans après les écrits de Pierre Bourdieu, la situation n’a guère évolué. Là est le constat d’échec le plus grave.

En résumé, la France a le modèle le plus coûteux, le plus injuste socialement et le moins efficace économiquement. J’en conclus – vous m’entendez souvent le dire dans les médias – qu’il n’y a pas d’alternative à un changement de modèle. Il ne suffit plus de coller des rustines ou de procéder à des ajustements. Il est temps de faire des choix clairs et de les assumer avec courage devant les Français. Personne dans la classe politique ne l’a fait depuis vingt ans ! Pour ma part, je l’ai fait à propos de notre système d’indemnisation du chômage : bien qu’il soit l’un des plus coûteux au monde, ses résultats sont des plus médiocres.

J’en viens à ma première série de questions : quel modèle voulons-nous ? Premièrement, croyons-nous encore à une industrie forte ? C’est mon cas, mais notre industrie ne pourra pas, selon moi, être purement manufacturière : nous aurions du mal à rattraper les Allemands dans ce domaine. Elle devra reposer sur les technologies, le savoir-faire, les logiciels embarqués, secteurs dans lesquels nous sommes d’ailleurs excellents. Autant assumer ce discours et ne pas faire croire aux Français que l’État va réindustrialiser le pays grâce à des grands programmes !

Deuxièmement, quels choix devons-nous faire en matière énergétique ? L’attractivité et la compétitivité d’un pays dépendent en grande partie du prix auquel il se procure son énergie. Assumons-nous la modernisation de notre parc nucléaire ? Allons-nous autoriser la recherche sur les gaz de schiste ? Aux États-Unis, à en croire les dirigeants des grandes sociétés, l’exploitation des gaz de schiste a suscité la révolution industrielle la plus importante depuis cent ans, comparable à celle qui a accompagné le développement de l’industrie pétrolière au tournant des XIXe et XXe siècles. La question des gaz de schiste ne peut donc être écartée d’un revers de main pour des motifs purement idéologiques.

Troisièmement, croyons-nous encore à l’aménagement du territoire ? Certaines régions françaises – le bassin lyonnais, la Vendée – s’en tirent très bien : elles sont dotées d’infrastructures ; des universités, des centres de recherche et des entreprises y sont implantés ; le niveau de chômage y est bas. D’autres, en revanche, souffrent de plus en plus, à l’image de l’Auvergne. Que faire pour que Clermont-Ferrand demeure un pôle compétitif ? La création d’un centre de recherche a permis de maintenir Michelin à Clermont-Ferrand. Mais les cadres de haut niveau jugent la ville peu attractive et sont réticents à s’y installer. Faut-il relier Clermont-Ferrand et Paris par une ligne à grande vitesse ? Telles sont les questions que nous devons nous poser en matière d’aménagement du territoire. Si l’État a encore un rôle à jouer en matière économique, c’est bien de garantir que les investissements se font sur l’ensemble du territoire. L’équipement en fibre optique est à cet égard essentiel : il permettra aux entreprises, y compris aux plus petites, de s’installer partout en France.

Ma seconde série de questions porte sur la méthode. Les Français ne nous croient plus capables, nous responsables politiques, de proposer un nouveau modèle. Ils jugent que la gauche au pouvoir n’y arrive pas, mais n’accordent pas plus de crédit à la droite, qui n’y est pas davantage parvenue en dix ans. Comment retrouver une crédibilité ? Cela passe, selon moi, par une redéfinition claire du rôle de l’État. Nous ne pourrons pas nous passer de l’État, qui est inséparable de l’idée de Nation et de l’identité de notre pays. Nous ne pouvons plus nous contenter de passer le rabot, en ne remplaçant qu’un fonctionnaire sur deux qui part en retraite.

D’autre part, si nous voulons être crédibles, il nous faut simplifier radicalement l’organisation de notre pays à tous les niveaux : non seulement la carte des collectivités territoriales, mais aussi la nomenclature des catégories professionnelles qui sert de cadre à la négociation entre les partenaires sociaux – il en reste plus de 200 alors que cinq grands domaines devraient suffire ! À défaut, les intérêts particuliers et les corporatismes continueront à primer sur l’intérêt général.

Enfin, nous devons nous poser la question des délais. Les Français ont besoin de stabilité : ils souhaitent que nous fixions un cap et que nous nous y tenions. Or, l’invention d’un nouveau modèle prendra dix ans. La tentation de chaque responsable politique, de droite comme de gauche, est d’apporter sa petite amélioration et de la faire valoir dans les médias, mais cette méthode se révèle désastreuse.

M. Bertrand Pancher. Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir organisé cette rencontre de grande qualité. J’ai beaucoup apprécié vos propos, monsieur le Commissaire général, concernant l’absence de consensus sur la nécessité de la croissance. En effet, les débats sont nombreux entre adeptes de la décroissance, tenants d’une « croissance verte » et champions d’une poursuite du développement économique dans le cadre ancien. Accordons-nous d’abord sur le modèle de société que nous voulons. Pour ma part, je défends le concept d’une économie au service du développement humain – c’est-à-dire un développement à la fois économique, social et environnemental –, qui pourrait fédérer l’ensemble des formations politiques.

Tout le monde s’accorde désormais – à l’exception de quelques « écolosceptiques » heureusement de moins en moins nombreux – sur la nécessité de développer l’économie verte, source d’emplois non délocalisables. Ainsi, la rénovation de 100 à 500 000 logements anciens par an permettrait de créer 400 000 emplois. De même, des investissements dans les infrastructures de transport à hauteur non plus de 600 à 700 millions d’euros comme aujourd’hui, mais de 3 milliards comme en Allemagne, procureraient 500 à 700 000 emplois supplémentaires. Enfin, il convient d’ajouter les emplois du secteur des énergies renouvelables.

En revanche, il n’existe pas de consensus sur la manière de faire évoluer notre modèle social. Or, nous ne pourrons pas continuer à le financer en l’état. Nos concitoyens le considèrent comme injuste, et je crains des réactions de plus en plus vives de leur part.

Quant à nos institutions, elles sont à bout de souffle. Alors qu’il faut infléchir l’ensemble de nos politiques, nous constatons une opposition au changement dans de très nombreux domaines. Par contraste, le système institutionnel de certains de nos voisins européens semble fonctionner efficacement.

À cet égard, je souhaite vous faire part de certaines suggestions formulées par « Décider ensemble »,think tankque je préside et qui regroupe des personnalités de gauche comme de droite.

Le développement économique suscitant de nombreuses controverses, il convient de traiter d’abord le problème de l’expertise. Or, plusieurs questions se posent à cet égard : celle de son indépendance et de son caractère pluridisciplinaire ; celle de la gouvernance des organismes qui la fournissent ; celle des moyens financiers qui lui sont consacrés. S’agissant des OGM, l’étude du professeur Séralini, financée à hauteur de 3,2 millions d’euros par le secteur privé, a été vivement critiquée. Pour produire une expertise incontestable, il aurait fallu que la puissance publique finance une étude d’environ 10 millions d’euros. Or, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ne dispose pas de tels moyens.

Il serait bon de développer également l’expérimentation : nous expérimentons très peu en France et, lorsque nous le faisons, nous ne tenons pas compte des résultats des expérimentations passées. À l’opposé, la Suède a décentralisé son système éducatif après avoir expérimenté puis étendu la réforme. Cette méthode a permis de faire émerger un consensus. De même, l’Allemagne finance une agence chargée de financer et de généraliser les expérimentations.

Nous n’organisons guère non plus, dans notre pays, de débats publics sur les grandes controverses. Or, la plupart d’entre elles sont encore devant nous. Dans les pays d’Europe du Nord, les citoyens peuvent saisir plusieurs organismes chargés du débat public, y compris le Parlement. L’expérience du Danish Board of technology est très intéressante à cet égard.

D’autre part, nos décisions sont très rarement précédées par des études d’impact. Le cas de notre Parlement est d’ailleurs symptomatique. Pour sa part, l’Union européenne s’est dotée d’un organisme indépendant qui s’assure que tous les textes à vocation législative sont précédés par une véritable analyse d’impact. S’il juge que tel n’est pas le cas, il peut inviter l’institution concernée à revoir sa copie. Le rapport d’analyse d’impact est un document bref qui répond à quelques questions : quel est l’objectif du texte ? Pourquoi a-t-on choisi telle ou telle option ? Comment mesure-t-on l’impact de ces dispositions ? Quelle concertation a été menée au préalable ?

Enfin, il est essentiel d’améliorer la transparence de l’information, notamment d’encourager l’ouverture des données publiques –open data. Les collectivités territoriales, telle la communauté urbaine de Bordeaux, prennent de nombreuses initiatives en la matière, de manière que leurs décisions recueillent l’adhésion des citoyens. Cependant, d’une manière générale, la puissance publique n’ouvre que trop lentement l’accès à ses données. L’information demeure éparpillée, et nos concitoyens peinent à s’approprier des données de qualité. Or, les administrations qui ne publient pas les informations demandées ne sont soumises à aucune sanction.

Si nous souhaitons que notre pays connaisse un développement apaisé, il importe de renouveler notre système démocratique. Nous en avons les moyens : cela passe avant tout par une meilleure structuration des décisions, qui n’est guère coûteuse.

M. Guillaume Bachelay. Je vous remercie, monsieur le Commissaire général, pour le travail que vous coordonnez avec vos équipes et qui constitue une contribution précieuse au débat public.

La politique, c’est agir dans le présent et préparer l’avenir. À cet égard, je me réjouis qu’un consensus ce soit dégagé sur l’impératif de penser la France à horizon de dix ans. Tel n’était pas forcément le cas cet été. Le rapport du CGSP dresse un constat implacable, mais il identifie surtout des axes d’action, qui convergent avec les recommandations des rapports Gallois et Lauvergeon.

Je suis élu d’une des régions les plus industrielles de France. Dans la circonscription, nous vivons la crise du raffinage, mais nous développons aussi l’innovation, je pense à l’usine Renault de Cléon où sont conçues les automobiles et les motorisations du futur, thermiques et électriques.

L’idée que la France pourrait se passer de son industrie – « un pays sans usines », « des usines sans ouvriers », chacun se souvient de ces slogans hélas en vogue il y a quelques années – est aujourd’hui beaucoup moins présente dans le débat public. C’est une victoire idéologique et économique certes un peu tardive, mais bienvenue. Il est essentiel de rappeler, comme vous l’avez fait dès le début de vos travaux, que nous devons accorder la priorité au développement et au renforcement de notre appareil productif. Il n’y a pas de grande nation sans production, sans innovation, sans exportations. Le cauchemar de Michel Houellebecq dansLa Carte et le territoire– une France désindustrialisée en 2030 qui serait un vaste parc d’attraction dans la mondialisation fondée exclusivement sur le tourisme et l’art de vivre – s’éloigne. Ces secteurs d’activité sont indispensables à notre compétitivité, mais notre économie ne peut évidemment pas s’y réduire.

Vous avez présenté une alternative : investir un maximum de moyens dans l’industrie, ou élargir le secteur marchand en déplaçant les frontières de l’échange. Pouvez-vous préciser cette analyse ? En outre, pour éviter la politique des silos, comment coordonner les douze filières stratégiques nationales, les trente-quatre plans de reconquête industrielle, les deux programmes d’investissements d’avenir et le plan pour l’innovation ? Ces mesures sont positives, leur coordination est décisive. D’autre part, comment orienter les investissements vers les activités utiles à l’économie, sa montée en gamme, sa performance à l’international ? La création de Bpifrance, la réforme bancaire et les mesures fiscales, notamment sur l’épargne réglementée, ont apporté, me semble-t-il, de premières réponses sur ce point.

Enfin, quelle doit être, selon vous, l’articulation entre la puissance publique – non seulement l’État, mais aussi les collectivités territoriales qui jouent un rôle croissant dans le financement de ces politiques, en particulier les Régions – et les entreprises, notamment celles de taille intermédiaire ? À cet égard, les plans de la « nouvelle France industrielle » me semblent reposer sur une approche équilibrée et dynamique, mobilisant capitaux privés et publics, initiatives des entreprises et accompagnement par l’Etat stratège. Voilà pour mes remarques ou demandes de précisions sur le volet industriel.

J’ajoute deux notations. La première concerne l’important potentiel maritime et portuaire dont dispose la France. Nous avons un atout parmi de nombreux autres : notre pays possède la deuxième surface maritime du monde. Quelle place la « croissance bleue » occupe-t-elle dans votre stratégie ?

Deuxième notation : le redressement productif implique de donner la priorité à l’éducation et à la formation.

D’une part, il convient de revaloriser l’image sociale tant des métiers industriels que de l’enseignement professionnel et technologique. Pour installer des éoliennes en mer ou pour produire l’avion du futur et la voiture électrique, nous aurons toujours besoin des métiers indispensables de l’industrie : ajusteurs, tourneurs, fraiseurs, électriciens, etc. Or, ce sont des métiers en tension : en dépit des investissements réalisés dans les lycées professionnels, bien des entrepreneurs dans nombre de territoires craignent de manquer de main-d’œuvre à terme. Des décisions ont été prises récemment pour répondre à cet enjeu, mobilisant Etat, Régions et branches professionnelles. C’est une question clé.

D’autre part, nous devons développer la formation professionnelle. Dans la note du CGSP relative au modèle social, il est indiqué que le taux d’accès annuel des salariés de 25 à 64 ans à la formation continue était de 35 % pour les cadres contre 23 % pour les ouvriers en 2010. En outre, le taux d’accès des adultes aux formations qualifiantes est deux fois moins élevé en France que dans le reste de l’Union européenne : 3 % contre 6 %. Les partenaires sociaux ont engagé une négociation sur la formation professionnelle. Quelles sont vos préconisations en la matière ?

M. Olivier Carré. Je vous remercie, monsieur le Président, d’avoir organisé cet échange. Comme nous allons devoir changer radicalement nos politiques, il est bon de savoir dans quelle direction nous irons, quelle que soit la majorité à laquelle il reviendra de prendre ce chemin.

Il ne peut pas y avoir de croissance sans confiance en l’avenir. La croissance, c’est d’abord de l’investissement, matériel ou humain. L’éducation est ainsi le premier investissement des ménages. Or, les ménages français éprouvent de grandes difficultés à se projeter dans l’avenir et ne pensent plus que leurs enfants auront un avenir meilleur que le leur. Bien que l’éducation nationale demeure le premier budget de la Nation –a fortiorisi l’on prend en compte les dépenses des collectivités territoriales –, les résultats ne sont pas au rendez-vous, comme le montrent les comparaisons internationales. D’une manière générale, la France dispose de nombreux atouts, mais les gâche bien souvent. Quoi qu’il en soit, il est essentiel de renouer avec la confiance.

Du reste, nous ne parviendrons pas à résorber la dette sans croissance. Nous convenons tous que nous ne pourrons pas « traîner » indéfiniment notre dette indépendamment des cycles conjoncturels. Il nous faut donc renouer avec la croissance, quels que puissent être les scrupules de tel ou tel sur sa soutenabilité.

Dans le domaine social, les attentes des Français évoluent : ils se détournent du paternalisme et souhaitent aujourd’hui que les institutions les aident à maîtriser leur autonomie. C’est un élément clé pour aborder la réforme de notre système social, en particulier le choix entre protection sociale classique et « investissement social ». Le financement de notre système social reste la première dépense publique et, surtout, la plus difficile à contrôler. Son inflation tient pour partie au fait que l’on s’accroche à une logique ancienne, qui finit par favoriser les comportements opportunistes, comme l’a souligné M. Le Maire. L’augmentation de la dépense est un substitut à la réflexion, à l’inventivité et au courage politique. Il est temps de changer d’approche – car, même si nous ne la percevons pas toujours, une rupture générationnelle est en train de se produire entre les trentenaires et les cinquantenaires : les Français semblent prêts à accepter davantage de responsabilité individuelle. Quels leviers convient-il d’actionner, selon vous, pour réformer notre modèle social ?

En ce qui concerne les institutions, les termes du débat sont connus. Quel doit être le projet européen d’une puissance intermédiaire comme la nôtre ? En outre, s’il est indéniable que nous devons simplifier le millefeuille territorial, il n’est pas évident que nos concitoyens acceptent les réformes en la matière. J’ai été quelque peu ébranlé par le résultat du référendum en Alsace, qui paraissait pourtant aller de soi.

Enfin, il convient de s’interroger sur la méthode. Au sein du comité de surveillance des investissements d’avenir, où je siège, nous avons beaucoup hésité entre les approches « macro » et « micro ». La première aurait consisté à lancer cinq ou six grands plans sur des thèmes consensuels. Nous avons finalement opté pour la seconde, en nous engageant dans une démarche de contractualisation relativement novatrice. Le nouveau Commissaire général à l’investissement a d’ailleurs conservé cette méthode. Il me semble plus efficace de s’appuyer sur les forces existantes au sein du tissu économique que sur la seule vision des experts ou de la puissance publique. Le CGSP compte-t-il s’inspirer de cette expérience ?

Mme Laure de La Raudière. Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir organisé cette rencontre, et vous, monsieur le Commissaire général, pour votre travail. J’ai également beaucoup apprécié votre intervention, monsieur Giacobbi : certes, les investisseurs étrangers ont une vision quelque peu pessimiste de note pays et négligent certains de ses atouts, mais c’est bien là leur perception. Pour ma part, j’ai rencontré récemment l’adjoint au maire de San Francisco chargé du développement économique. Je l’ai interrogé sur les mesures qu’il prenait pour favoriser la croissance – qui atteint aujourd’hui 14 % dans la baie de San Francisco et la Silicon Valley –, et sur les aides publiques en faveur des entreprises. Il m’a répondu spontanément : « On leur fiche la paix. ». En réalité, son action consiste avant tout à créer un environnement favorable à l’activité.

Notre réglementation est devenue très complexe dans tous les domaines en raison de l’empilement des dispositifs. Le Gouvernement et le Parlement préfèrent adopter de nouvelles normes pour protéger tel ou tel secteur plutôt que de simplifier celles qui existent. Il est beaucoup question de simplification – nous avons adopté par le passé des lois de simplification, le Président de la République a lui-même parlé d’un « choc de simplification » – mais les Français ne constatent à ce stade aucun changement dans leur quotidien. Or, la complexité et l’opacité favorisent la défiance, les réflexes corporatistes et les comportements opportunistes, comme l’a relevé M. Le Maire.

Ne pourrions-nous pas, monsieur le président, proposer une pause législative ? Je le dis sans arrière-pensée partisane : j’ai déjà fait cette proposition au cours de la législature précédente. D’autant que le Parlement n’exerce pas assez sa mission de contrôle. Nos lois sont en nombre suffisant pour que le pays fonctionne. Des tensions naissent chaque fois que nous en adoptons une nouvelle, et une pause législative contribuerait sans doute à apaiser la société.

D’autre part, les Français se montrent défiants à l’égard de l’innovation. Est-ce là une conséquence du principe de précaution ? Ou bien du réflexe pavlovien des responsables politiques qui protègent souvent l’existant au détriment de l’avenir ? Que faire pour que notre société se tourne à nouveau vers le progrès et l’innovation ? Je partage l’avis de M. Le Maire : nous ne parviendrons pas à recréer, en France, une industrie manufacturière. Notre industrie devra reposer sur les nouvelles technologies et sur l’innovation. Les entreprises françaises qui connaissent le succès – par exemple dans le secteur aéronautique ou nucléaire – sont celles qui parviennent à s’extraire temporairement de la concurrence internationale grâce à leur avance technologique. Ce modèle est transposable à d’autres domaines, notamment le numérique. Nous sommes en mesure de former les ingénieurs dont nous avons besoin. Mais il faut aussi que notre société accepte l’innovation, qui introduit des ruptures dans les modèles d’affaires et détruit certains emplois pour en créer d’autres. C’est là un enjeu considérable.

Enfin, les programmes d’investissements d’avenir (PIA) pourraient contribuer à financer la modernisation de l’État. Nous avons manqué l’occasion dans le cadre du premier programme, mais nous pouvons encore le faire dans le cadre du second. Le principe des PIA est en effet d’investir maintenant sans créer de dette future. Or, les investissements que réalise l’État pour se moderniser lui-même sont nécessairement rentables : un État plus productif et plus efficace pourra diminuer ses dépenses tout en apportant de meilleurs services à la population. Dans le même temps, il convient de mener une réflexion approfondie sur la mobilité dans la fonction publique. Le statut de fonctionnaire ne favorise guère l’« agilité », qui sera pourtant un facteur essentiel de compétitivité dans la société de demain. Dès lors, la plupart des agents de l’État et des collectivités territoriales doivent-ils relever de ce statut ? Nous devons avoir le courage d’ouvrir ce chantier : les Français l’attendent.

M. François-Michel Lambert. Je vous remercie, monsieur le président, monsieur le Commissaire général, pour cet échange. Si la France se trouve dans une situation si difficile – certains disent insurrectionnelle –, c’est sans doute que nos concitoyens ne savent pas où va le pays : l’avenir les angoisse. Il est temps de poser une balise pour avancer, sur la base d’un constat partagé.

La crise écologique, qui s’aggrave, joue un rôle essentiel dans les difficultés que nous connaissons. Si nous avons pu bâtir notre modèle social, c’est que nous avons bénéficié de conditions favorables. La France a eu un accès privilégié aux ressources extérieures non renouvelables – notamment aux énergies fossiles – grâce à son empire colonial puis aux liens qu’elle a gardés avec ses anciennes colonies. L’industrie nucléaire a elle aussi permis de maintenir, pendant un temps, le prix de l’énergie à un niveau relativement bas. Pour ce qui est des ressources renouvelables, nous avons pu créer un marché agricole puissant. Quant aux ressources humaines, elles nous ont été apportées en grande partie par l’immigration. Notre croissance démographique fait d’ailleurs figure d’exception en Europe : la France compte aujourd’hui 65 millions d’habitants contre 40 millions en 1939. Enfin, nous avons disposé des compétences nécessaires, grâce à notre potentiel scientifique et à notre capacité à attirer des « sachants ». En contrepartie, notre modèle social a pris en charge une partie importante de la population, en tenant compte des contraintes de chacun, des différences inhérentes à une société cosmopolite et des parcours individuels de plus en plus complexes.

Aujourd’hui, le monde a changé, et plusieurs des conditions que j’ai décrites ne sont plus réunies. La France, tout comme le reste de la planète, ne peut plus s’en tenir à l’hyperconsommation de ressources. Dans votre note, vous relevez que la classe moyenne mondiale comptera probablement plus de 4 milliards d’individus dans dix ans, ce qui créera une forte tension sur les ressources. Or, selon le rapport publié en septembre dernier par le cabinet d’études McKinsey, le prix des principales matières premières en dollars constants a augmenté de 150 % entre 2000 et aujourd’hui, contre 2 % en moyenne sur toute la durée du XXe siècle. Nous sommes donc bien en train de vivre une rupture, sur laquelle il convient de s’interroger. M. Potočnik, commissaire européen à l’environnement, a d’ailleurs alerté les États membres sur la nécessité de prendre des décisions urgentes, compte tenu de la disparition des ressources naturelles, notamment des matières premières.

Quant aux gaz de schiste, nous savons très bien qu’ils ne constituent pas une solution, loin s’en faut : nous nous berçons encore de l’illusion que la France pourra résoudre ses problèmes par la science.

Notre modèle d’économie linéaire – « je prélève, je transforme, je consomme, je jette » – est né il y a environ 150 ans, ce qui est peu à l’échelle de l’histoire humaine. Nous continuons à agir comme si nous disposions de ressources infinies, alors que le monde est fini. Notre État centralisé, notre législation – notamment fiscale – et notre imaginaire se sont d’ailleurs construits autour de ce modèle linéaire.

Dans dix ans, quelle sera la place des ressources dans l’économie ? La croissance continuera-t-elle à reposer sur la consommation des ressources ou en sera-t-elle au contraire découplée ? Comment évoluera le concept de valeur ajoutée ? Celui que nous utilisons aujourd’hui remonte au tournant des XIXe et XXe siècles. Comment adapterons-nous notre gouvernance ? Ne devrait-on pas promouvoir davantage de coopération et de participation ? Passer du modèle national à celui d’une France ou d’une Europe des régions ? De ce point de vue, l’un de nos atouts est notre tissu urbain.

Selon votre note, les Français « reprochent à l’industrie de toujours les pousser à consommer plus et regardent avec intérêt les projets d’économie circulaire ». Les attentes des Français rejoignent donc les préoccupations des écologistes. Comment améliorer le niveau de vie tout en se défaisant de notre « addiction » aux matières premières ? Notre économie s’adapte et nous commençons à réparer, recycler, réutiliser certaines matières. Mais ne pourrions-nous pas aller plus loin et inscrire, dans notre projet pour les dix prochaines années, un objectif de réduction de 20 à 30 % de nos besoins en matières premières ?

Dans son dossier du mois dernier consacré à « la face cachée des matières mobilisées par l’économie française », le Commissariat général au développement durable (CGDD) estimait les besoins en matières de l’économie française à 22 tonnes par habitant et par an en 2010. Surtout, la balance commerciale physique de la France était déficitaire de 145 millions de tonnes la même année. Ne pourrions-nous pas fixer un objectif de réduction de ce déficit à 100 millions de tonnes dans dix ans ? Cela impliquerait des changements profonds, mais nous permettrait d’être moins dépendants de ressources de plus en plus chères et auxquelles l’accès devient de plus en plus difficile.

Mme Carole Delga. Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir organisé ce dîner de travail, et vous, monsieur le Commissaire général, de nous avoir présenté votre travail de prospective, qui suscite un réel intérêt. Dans ces temps de crise et de doute, il est essentiel de prendre du recul avant d’engager de grandes réformes.

Comme vous l’avez relevé, nos concitoyens ont le sentiment que l’égalité des chances n’est pas garantie. Le déterminisme social joue à plein : les capacités – ou les « capabilités » pour reprendre le terme de certains auteurs – ne sont pas reconnues et l’école ne remplit plus sa fonction d’ascenseur social. En outre, la croissance n’est plus suffisante pour permettre une amélioration des niveaux de vie. Au contraire, la crise enferme chacun dans son statut social.

Ces inégalités sont également territoriales : certaines populations ont le sentiment d’avoir été reléguées. L’aménagement du territoire doit donc être une politique transversale, qui s’applique à l’ensemble des actions prioritaires que vous avez décrites.

S’agissant de la formation tout au long de la vie, ne conviendrait-il pas de développer la validation des acquis de l’expérience ? Ne pourrait-on pas reconnaître également les engagements associatifs, qui contribuent à la cohésion nationale dans notre société individualiste ?

En matière d’éducation, ne devrions-nous pas donner davantage d’autonomie aux établissements pour définir leur projet pédagogique, en particulier dans les zones d’éducation prioritaires où les difficultés sont en réalité très différentes d’un territoire à l’autre ? De plus, ne pourrait-on pas associer davantage les professionnels à l’enseignement, comme cela se fait dans les lycées agricoles ?

Pour atteindre l’objectif d’égalité des territoires – qui a été consacré par la création d’un ministère dédié –, l’État ne devrait-il pas permettre aux collectivités territoriales d’expérimenter ? Elles pourraient ainsi élaborer des politiques adaptées aux réalités locales et permettant de lutter contre leurs difficultés spécifiques. En outre, le rôle de l’État n’est-il pas de garantir la diffusion de l’ingénierie sur l’ensemble du territoire français ? Il est nécessaire de mutualiser tant la réflexion que les moyens financiers pour encourager le dynamisme de tous les territoires. Nous devrions également développer la péréquation horizontale et clarifier les compétences entre les différents niveaux de collectivités.

Pour rénover la gouvernance des territoires, il convient non seulement d’améliorer la transparence et de mieux associer les citoyens aux décisions, mais aussi de réhabiliter la fonction politique. Il nous faut expliquer clairement ce qu’est notre rôle : faire des choix et les assumer. Nous devrions notamment montrer à nos concitoyens à quoi servent leurs impôts, pour qu’ils en comprennent mieux la nécessité. Ainsi, l’ancien maire de Pau, André Labarrère, justifiait le niveau relativement élevé de la fiscalité dans sa ville par les infrastructures et les services qu’elle permettait de financer. Je ne suis d’ailleurs pas tout à fait d’accord avec ceux qui exigent la stabilité fiscale.

Mme Isabelle Le Callennec. L’Observatoire du dialogue et de l’intelligence sociale (ODIS) a classé les pays d’Europe et les régions françaises en fonction de critères de performance économique et sociale. Ainsi, dans l’Ouest, où je suis élue, nous nous efforçons de concilier compétitivité économique et cohésion sociale. L’étude de l’ODIS pourrait être utile à vos travaux.

Comme vous l’avez dit, tout le monde n’a pas la même définition de la croissance. À cet égard, avez-vous travaillé sur la notion d’indice de développement humain ?

Pour définir une stratégie, il convient de partir d’un diagnostic partagé. Or, celui-ci n’existe pas sur tous les sujets. Comme l’a dit M. Le Maire, nous devons nous poser la question de la méthode. À cet égard, je ne suis pas tout à fait d’accord avec M. Pancher : en France, nous menons des expérimentations, organisons des débats publics, produisons de nombreux rapports. Mais le problème, c’est que les recommandations, notamment celles de la Cour des comptes, ne sont jamais suivies ! Il faut sans doute y voir un défaut de méthode ou un certain manque de courage. En outre, les lois renvoient souvent à des décrets d’application. Ne devrions-nous pas adopter simultanément les lois et les décrets qui les complètent ? J’ai parfois l’impression que nous signons des chèques en blanc !

M. André Chassaigne. Vous semblez mener votre réflexion, monsieur le Commissaire général, dans un cadre imposé : il s’agit d’apporter des améliorations à un système économique et social considéré comme immuable. Or, je ne crois pas à ce système, qui va droit dans le mur ! Néanmoins, je ne suis pas un adepte de la politique du mégaphone et je souhaite contribuer à la réflexion sur les moyens de dépasser certains blocages.

Dans l’industrie, il existe une dichotomie entre les grands groupes internationalisés, qui sont les donneurs d’ordre, et les PME, qui sont leurs sous-traitants. Or, les premiers jouent de moins un moins un rôle moteur dans notre économie, alors qu’ils pourraient le faire. Ils soumettent les secondes à de fortes contraintes, les menant au bord de l’asphyxie. Il convient de réorganiser les relations entre ces deux types d’entreprises. À défaut, les conséquences seront très graves pour les PME.

D’autre part, doit-on considérer que la financiarisation croissante de l’économie soit un phénomène inévitable ? Ou bien faut-il chercher à empêcher les opérations telles que la filialisation ou le rachat systématique d’actions, dont la finalité est la seule recherche du profit, au détriment de l’investissement productif à long terme ? En d’autres termes, doit-on écarter, comme on le fait souvent, la question du coût du capital ? Faut-il se résigner à un tel gaspillage de richesses et aux dégâts sociaux, environnementaux et moraux – repli sur soi, individualisme, compétition entre les personnes et entre les territoires – qu’il entraîne ?

Il conviendrait également de prendre en compte les coûts externes de certaines productions : intégrera-t-on un jour dans le calcul des coûts les dégâts causés sur l’environnement ? À ce stade, notre société raisonne à court terme et n’envisage guère l’avenir de la planète et de l’humanité à plus long terme.

Enfin, lorsque j’étais rapporteur pour avis de la commission du développement durable pour la recherche, j’ai constaté que l’évaluation des organismes de recherche compétents en matière d’environnement ou d’agriculture reposait sur des critères tels que la quantité de brevets déposés ou le nombre de communications publiées dans les revues internationales. En revanche, elle ne tenait aucun compte des éventuelles avancées – par exemple des méthodes culturales plus respectueuses de la nature – qui pourraient nous permettre de modifier nos modes de production.

M. Alain Calmette. Je vous remercie, monsieur le Président, d’avoir organisé cet échange très intéressant.

En ma qualité de député du Cantal, j’évoquerai à mon tour l’aménagement du territoire. Dans dix ans, pour un niveau donné de performance économique, aurons-nous aggravé la fracture territoriale en organisant notre pays autour de quelques métropoles, ou bien aurons-nous fait prévaloir la cohésion territoriale, en créant une dynamique qui entraîne l’ensemble des régions ? À toutes les questions que nous avons abordées ce soir – développement productif, cohésion sociale, soutenabilité, ouverture sur l’Europe et sur le monde – chaque territoire devra apporter ses propres réponses, en fonction de ses ressources, de ses particularités et de son histoire.

Dans votre note relative au modèle républicain, vous soulignez que la société française est globalement égalitaire et relativement homogène. Cependant, les inégalités persistantes, en particulier territoriales, deviennent de plus en plus insupportables pour nos concitoyens. Depuis dix ans, elles ont en partie changé de nature : aux inégalités entre régions se sont ajoutées des disparités importantes au niveau infrarégional. M. Le Maire s’est interrogé sur les mesures qu’il convenait de prendre pour que Clermont-Ferrand demeure un pôle de compétitivité mais, au sein de la région Auvergne, elle apparaît comme la métropole qui « pompe » l’ensemble des ressources au détriment des départements dits périphériques tel que le Cantal.

À cet égard, les contrats de plan État-régions – qui seront conclus pour une durée de cinq ans, soit la moitié de celle donc nous parlons – accentueront-ils les inégalités infrarégionales en misant sur des pôles déjà compétitifs mais qu’il paraît nécessaire de renforcer, vu de Paris, au regard des enjeux internationaux, ou bien contribueront-ils au contraire à les résorber, en soutenant les territoires les plus fragiles ?

Dans le cadre du projet pour les dix prochaines années, je souhaiterais une nouvelle politique d’aménagement du territoire. D’abord une « politique des lieux », qui permette de mailler et d’équilibrer le territoire national en développant les bourgs centres situés entre les métropoles – la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) en a identifié 1 200, soit autant que de quartiers relevant de la politique de la ville.

Ensuite, une « politique des liens ». Cela consisterait à promouvoir la solidarité et les échanges entre la ville et la campagne au sein d’un même territoire, la ville fournissant les services dont la population a besoin et la campagne apportant ses ressources productives, agricoles, environnementales et récréatives. Une telle politique pourrait être expérimentée dans le cadre des conférences territoriales qui viennent d’être créées.

M. le président Claude Bartolone. Bien que nous soyons une Assemblée de « sachants », une certaine anxiété transparaît dans les questions qui ont été posées. Depuis les chocs pétroliers, nous demandons sans cesse à nos concitoyens de faire des efforts pour s’adapter, ne pas retomber, persévérer. Or, l’enjeu aujourd’hui n’est plus seulement de s’adapter : nous sommes entrés dans un monde nouveau. Cette idée est source d’anxiété pour beaucoup de nos concitoyens, qui se demandent s’ils auront une place dans ce monde-là.

M. Le Maire a évoqué les restrictions à la mobilité sociale. J’y vois la principale raison de la fracture démocratique. Loin de tenir la promesse de la République, notre système éducatif est perçu comme un facteur de reproduction des élites. Celles-ci restent d’ailleurs aussi peu nombreuses qu’auparavant : à l’exception de l’Institut d’études politiques de Paris qui a fait des efforts pour diversifier son recrutement et augmenter le nombre de ses diplômés, les grandes écoles n’ont guère tenu compte de la massification de l’enseignement secondaire et de l’arrivée de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat.

D’autre part, sommes-nous encore capables de définir la notion de progrès, en particulier d’un progrès qui ne soit pas seulement économique, mais humain ? Il risque d’y avoir, d’un côté, ceux qui disposent des clés, connaissent la règle du jeu et ne seront pas effrayés par ce monde nouveau et, de l’autre, une partie fragilisée du corps social qui, parce qu’elle ne pensera pas pouvoir y trouver sa place, se repliera sur des positions très conservatrices. En particulier, si nous ne faisons pas de la transition énergétique un facteur de progrès – avec la création d’emplois non délocalisables, l’amélioration de la qualité de vie et la préservation du patrimoine que nous transmettrons aux générations futures –, des blocages sont à craindre. D’après un sondage récent, les Français estiment qu’il convient de réaliser des économies en priorité dans les domaines suivants : la défense ; l’indemnisation du chômage ; l’environnement. Soyons attentifs à de telles alertes.

M. Jean Pisani-Ferry. Je vous remercie, mesdames, messieurs les députés, de vos interventions. À ce stade, il nous manque encore des éléments pour répondre à certaines de vos questions, en particulier celle sur la « croissance bleue ». C’est un thème important, sur lequel nous allons travailler. Nous avons bien pris note de la contribution du ministre délégué chargé des transports, de la mer et de la pêche à ce sujet.

Nous devons en effet retrouver la capacité à nous projeter dans l’avenir. D’autant que la vision d’un destin commun a toujours contribué à rassembler notre société, qui n’est pas spontanément unie. À cet égard, une rupture assez nette s’est produite il y a environ dix ans, lorsque les Français ont commencé à penser que leurs enfants vivraient moins bien qu’eux-mêmes. Aujourd’hui, ils perçoivent très différemment leur destin individuel et le destin collectif : d’après un sondage que nous avons réalisé, 57 % d’entre eux se disent optimistes ou très optimistes sur leur propre avenir, alors qu’ils sont à 70 % pessimistes sur celui du pays. Interrogés sur ce que seront les principaux problèmes dans dix ans, ils ont cité, dans l’ordre : les inégalités ; la raréfaction des matières premières ; l’endettement des États ; le réchauffement climatique. Enfin, à la question « Comment vivront les différentes catégories de Français dans dix ans ? », seuls 17 % ont répondu « ensemble et en bonne entente », tous les autres ayant choisi une des autres combinaisons de réponses possibles : « séparés mais en bonne entente », « ensemble mais avec des tensions » ou « séparés et avec des tensions ».

Nos concitoyens se font donc une image très négative de la société de demain. Pour qu’ils puissent s’y reconnaître, il conviendrait de favoriser la mobilité sociale pour toutes les catégories. Nous en sommes très loin et c’est un facteur de blocage dans de nombreux domaines. En outre, les Français manifestent une certaine confiance dans la science, mais pas dans l’usage qui peut en être fait, ni dans les institutions qui jouent un rôle en la matière – État, entreprises, agences sanitaires, etc. D’où, là encore, des blocages, en particulier une interprétation maximaliste du principe de précaution.

J’entends les mêmes commentaires que vous de la part des investisseurs étrangers, monsieur Giacobbi. Mais nous disposons aussi de certains atouts reconnus par les observateurs extérieurs. Nous sommes très bien classés pour les investissements publics dans les infrastructures. Avec le départ à la retraite des classes d’âges qui ont reçu une formation initiale généralement limitée, notre population active sera mieux formée que celle de nombreux pays, notamment émergents. En matière de travail des femmes, nous faisons beaucoup mieux que l’Allemagne, où il reste très difficile de concilier vie professionnelle et vie familiale, ce qui a de lourdes conséquences sur la natalité.

S’agissant de l’industrie, nous ne pouvons pas considérer que nous allons exporter plus – notamment pour financer nos importations – en créant des emplois non délocalisables. En effet, nous avons trop réduit le poids de nos secteurs exposés à la concurrence internationale et devons donc les développer à nouveau. Les emplois ainsi créés seront par nature exposés à la concurrence, donc délocalisables. Le comportement de fuite devant le risque concurrentiel, que l’on observe dans de nombreux secteurs, deviendra dangereux s’il se généralise. De plus, il procède d’une erreur de raisonnement : en réalité, tous les emplois sont exposés à des risques, qu’ils soient concurrentiels, budgétaires ou liés à l’évolution des technologies. Les emplois publics, généralement considérés comme protégés, sont en réalité très exposés au risque budgétaire : en cas de crise grave des finances publiques, ils seront les premiers touchés.

Comme je l’ai dit, deux stratégies sont possibles pour développer à nouveau les secteurs exposés : soit consacrer davantage de moyens à l’industrie au sens traditionnel ; soit élargir la gamme des produits échangeables. Il convient selon moi de faire un effort marqué en faveur de l’industrie. La fin du discours sur « la France sans usines » ou « les usines sans ouvriers » est en effet une bonne nouvelle. Néanmoins, je m’interroge sur l’opportunité d’investir massivement dans certains secteurs où nous ne disposons plus d’une masse critique d’entreprises, de laboratoires et de salariés qualifiés. Quelle quantité de ressources faudrait-il consacrer à l’industrie pour qu’elle représente à nouveau 20 % de la valeur ajoutée en France, comme le souhaite le ministre du redressement productif ? C’est un objectif très ambitieux. Il convient donc de réfléchir également à la seconde stratégie : déplacer la frontière entre les secteurs marchand et non-marchand. D’ailleurs, les évolutions technologiques déplacent d’elles-mêmes cette frontière, notamment dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la santé. Si nous souhaitons encourager ce processus, nous devrons réformer des secteurs qui sont traditionnellement gérés comme des services publics et qui échappent à la concurrence internationale.

La France est bien dotée en grands groupes : au sein des cent premières entreprises mondiales figurent autant de sociétés françaises que de sociétés allemandes, alors que les deux économies ne sont pas de la même taille. C’est un atout : cela se traduit par la présence de sièges sociaux et de laboratoires sur notre territoire ; c’est une source de revenus supplémentaires. En revanche, il est peu probable que les grands groupes tirent nos exportations dans les années qui viennent. Leur croissance dépendra en effet de leur capacité à produire directement sur les marchés extérieurs. Ainsi, Airbus doit fabriquer des avions en Chine si elle veut demeurer l’une des deux ou trois grandes entreprises aéronautiques mondiales. Elle ne pourra pas le faire à partir du territoire européen.

Les problèmes de notre industrie viennent pour une bonne part de notre incapacité à faire grandir nos entreprises de taille intermédiaire. Or, il est essentiel pour la croissance que ces entreprises puissent innover et réaliser des gains de productivité. Jusqu’à présent, les gains de productivité, en France, ont été réalisés à l’intérieur des entreprises plutôt que par substitution d’entreprises plus productives à d’autres qui le sont moins. Cependant, les gisements internes de productivité tendent à s’épuiser. Nous devons donc changer de modèle. D’où l’importance de la portabilité des droits sociaux : il convient d’attacher ces droits à la personne du salarié plutôt qu’à l’entreprise. Nous avons commencé à le faire en matière de retraites avec le compte personnel de prévention de la pénibilité. Et c’est actuellement tout l’enjeu de la négociation engagée entre les partenaires sociaux sur la formation professionnelle. Ces réformes ne font pas encore système, mais elles vont bien dans le sens souhaité, celui de la sécurisation des parcours professionnels.

Au niveau international, il y a aujourd’hui un consensus sur la nécessité de la politique industrielle. Des pays qui y étaient hostiles mènent aujourd’hui des politiques sectorielles. C’est la reconnaissance d’une réalité : les choix que l’on fait en matière de fiscalité, d’infrastructures, de formation ou de recherche ne sont pas neutres en termes de développement économique et, en particulier, industriel.

Comme je l’ai indiqué, nous aurons en revanche beaucoup de difficultés à recréer un consensus autour de notre ancien modèle de croissance. Il faut nous mettre d’accord sur la qualité de la croissance que nous voulons. À cet égard, les différentes questions que vous avez soulevées – pertinence de l’indice de développement humain ; développement de l’économie circulaire ; prise en compte du coût du capital et des externalités – sont essentielles. Si nous souhaitons une croissance plus économe en matières premières et qui tienne mieux compte des externalités, nous devons réaliser des efforts d’investissement dans ce sens. Mais aussi définir des indicateurs adaptés. Tant que nous ne serons pas capables de mesurer la qualité de la croissance en temps réel, nous resterons prisonniers des variations trimestrielles et annuelles du PIB avec lesquelles tout le monde raisonne. Dans certains pays, particulièrement en Chine, l’écart entre le PIB et la croissance « qualitative » est considérable.

Selon nous, les territoires les plus efficaces du point de vue économique sont les métropoles : c’est là que les ressources peuvent être rassemblées et que sont réalisés les gains de productivité. Cela tient pour partie aux raisons évoquées par M. Le Maire : les salariés hautement qualifiés à l’origine de ces progrès souhaitent vivre dans un cadre agréable et avoir accès à des équipements éducatifs, culturels, récréatifs. De plus, à l’exception des très grandes villes qui doivent faire face à des coûts de congestion, les métropoles sont également des structures efficaces du point de vue de l’environnement. À l’opposé, les espaces périurbains ne sont performants ni économiquement, ni en termes d’environnement. Nous héritons à cet égard d’une structure territoriale problématique. Certes, les technologies numériques permettent désormais à tous les territoires d’accéder aux connaissances et d’améliorer leur productivité. Mais dans une certaine mesure seulement : l’interaction physique demeure irremplaçable. Il convient donc de trouver le bon équilibre entre l’efficacité économique et la redistribution des ressources.

M. André Chassaigne. Notre politique d’aménagement du territoire a consisté à « irriguer » le pays. Aujourd’hui, à l’inverse, les métropoles « drainent » les ressources.

M. le président Claude Bartolone. La question du nombre de métropoles est également très sensible.

M. Bruno Le Maire. Notre politique d’aménagement du territoire a eu une efficacité très limitée, notamment pour le développement des territoires ruraux.

M. Jean Pisani-Ferry. Je partage le point de vue de mon collègue économiste Laurent Davezies : la politique d’aménagement du territoire n’a pas empêché les écarts de production par tête de se creuser, mais elle a permis une certaine égalisation des revenus entre les territoires. S’il y a échec, il est donc relatif. Cependant, compte tenu de la situation de nos finances publiques, combien de temps pourrons-nous poursuivre la politique actuelle, qui repose en grande partie sur des transferts publics ? Aurons-nous toujours les moyens de venir en aide aux territoires les plus fragiles ? Quant aux métropoles, si l’on se réfère aux comparaisons internationales, nous pourrions en avoir une dizaine en France.

Je vous rejoins sur certains points, monsieur Pancher. Nous organisons en effet trop peu de débats sérieux et argumentés sur les grandes controverses. Notre pays a plus la culture de l’invective que celle de la controverse. En outre, nous pourrions faire beaucoup mieux en matière d’expérimentation. Pour nos concitoyens, les expérimentations réalisées en France sont évidemment plus parlantes que les expériences étrangères. Elles peuvent les convaincre du bien-fondé d’une réforme. Nous aurions donc intérêt à les multiplier, tout en continuant à contrôler les conditions de leur réalisation, notamment leur durée.

Je suis d’accord avec vous, madame Delga : il faut toujours mettre en regard le niveau des impôts et les services publics qu’ils permettent de financer. Cependant, cette comparaison n’est pas toujours à notre avantage. Dans le domaine de la santé, par exemple, nos performances sont proches de celles de la Suède, mais notre système est beaucoup plus coûteux.

M. le président Claude Bartolone. Je vous remercie, monsieur le Commissaire général, ainsi que les membres de votre équipe. Je propose que nous abordions les questions institutionnelles, notamment européennes, dans le cadre d’une deuxième rencontre.

Nous avons beaucoup parlé de consensus sur l’avenir. À cet égard, nous devons être conscients de la position de force qui sera celle du gouvernement allemand en Europe si les militants du SPD se prononcent en faveur d’une grande coalition : il défendra une ligne soutenue par près de 70 % de la population allemande.

 

Le dîner de travail s’achève à vingt-deux heures quarante-cinq.