Dîner de travail sur le projet «Quelle France dans 10 ans ?»

PRÉsiDence de l’AssemblÉe naTionale

 

Mercredi 4 décembre 2013

 

Présidence de M. Claude Bartolone, Président de l’Assemblée nationale.

 

Dîner de travail avec M. Jean Pisani-Ferry, Commissaire général à la stratégie et à la prospective, sur le thème « Quelle France dans dix ans ? »

 

Le dîner de travail commence à vingt heures vingt.

M. le président Claude Bartolone. Cher Jean Pisani-Ferry, je suis très heureux de vous recevoir à nouveau à l’Hôtel de Lassay pour un second dîner de travail autour du projet « Quelle France dans 10 ans ? ».

Permettez-moi de rappeler, à l’intention des nouveaux venus, que le Premier ministre vous a chargé à la fin du mois d’août, en tant que Commissaire général à la stratégie et à la prospective, de présenter d’ici à la fin de l’année un projet pour la France à l’horizon de dix ans, autour de cinq enjeux essentiels : quel modèle de croissance ? Quel modèle de production ? Quel modèle social ? Quel modèle républicain ? Quel projet pour l’Europe ?

Pour mobiliser toutes les intelligences et les énergies de notre pays, vous avez lancé une phase de consultation avec les partenaires sociaux, des experts, des citoyens.

Vous avez aussi souhaité associer les parlementaires à votre réflexion, et je vous en remercie. La prospective est une mission essentielle des parlementaires : si nous manions souvent le microscope dans l’élaboration de la loi, nous devons aussi savoir prendre la longue-vue pour voyager dans le temps et envisager la France en 2025.

Nous avons eu le 12 novembre un premier dîner de travail, très intéressant, autour des trois premiers thèmes : modèle de croissance, modèle de production et modèle social.

Nous nous réunissons ce soir pour confronter nos points de vue sur les deux autres thèmes : notre modèle républicain, d’abord, question cruciale alors que les valeurs républicaines sont attaquées par les extrémistes de toutes sortes ; notre projet européen, ensuite, auquel il convient de redonner du sens car nos concitoyens voient moins dans l’Europe, désormais un projet susceptible de nous aider à faire face dans la mondialisation, qu’un projet qui nous expose à elle tout en nous privant des moyens d’agir.

Mesdames et messieurs les députés, l’enjeu de cette séance de travail est de recueillir vos réactions sur les analyses et scénarios présentés par Jean Pisani-Ferry, ainsi que vos propositions.

Je précise qu’un compte rendu de nos échanges sera mis en ligne sur le site Internet de l’Assemblée nationale.

M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective. Je vous suis très reconnaissant d’avoir organisé cette deuxième séance, monsieur le président, car ces échanges sont la matière même de notre travail.

Je commencerai, si vous le voulez bien, par le sujet européen, auquel vous venez d’ailleurs de consacrer un ouvrage.

Il est inutile d’insister sur le caractère essentiel de la dimension européenne pour notre pays dans le contexte actuel. Autant nos concitoyens, lorsqu’on les interroge, font part de leur insatisfaction sur de nombreux sujets, autant la pertinence du niveau européen face aux mutations du monde, tant sur le pan économique que sur le plan géopolitique, n’est pas remise en question. Les enquêtes montrent que le développement, le commerce international, la monnaie, la finance, relèvent tous, pour les Français, du niveau européen. Mais ils s’interrogent sur l’état du système communautaire et la direction qu’il prend.

Nous l’avons indiqué dans le document préparé pour le séminaire gouvernemental : alors que, traditionnellement, l’Europe était un point d’ancrage face à un environnement instable, elle est devenue elle-même aujourd’hui une source d’incertitude pour l’avenir.

Sur le plan mondial, il existe certes des risques politiques – éventualité d’une confrontation entre la Chine et le Japon, ratés dans la croissance des pays émergents, etc. –, mais des forces très puissantes sont à l’œuvre – la mondialisation des classes moyennes, par exemple – qui structurent le paysage international.

Sur le plan européen, en revanche, les interrogations sont nombreuses. On ignore quelles évolutions connaîtront les Vingt-huit et jusqu’où ira la zone euro. L’inquiétude grandit face à l’état économique du continent, la forte divergence entre les performances économiques et sociales du Nord et du Sud, et aussi face aux phénomènes politiques que le président Bartolone analyse dans son ouvrage.

Ce constat, nous l’avons partagé au cours d’une séance à laquelle participaient Mme Danielle Auroi, présidente de votre commission des affaires européennes, ainsi que des partenaires sociaux et des experts français et européens. Un politologue bulgare nous a même fait remarquer que nous devions nous garder de penser que les choses sont là pour l’éternité, comme le faisaient les citoyens du bloc de l’Est au sujet de l’Union soviétique. L’apparence de stabilité est trompeuse. L’idée qu’il existe aujourd’hui un facteur d’incertitude dans notre environnement européen est largement partagée.

S’agissant des évolutions possibles, l’analyse doit se fonder sur la situation de l’intégration économique et financière des Vingt-huit. Il existe aujourd’hui une nette fragmentation sur le plan financier. Nous n’avons pas reconstitué l’intégration financière qui s’était réalisée au sein de la zone euro. Or, toute la difficulté vient de cette tendance des systèmes financiers à se fragmenter dans une zone monétaire intégrée. Les capitaux de l’Europe du nord ont reflué d’Europe du sud, compensés par des flux d’argent public issus des banques centrales. Le déséquilibre n’ayant été que partiellement corrigé, les conditions d’accès au crédit restent différentes selon les pays de la zone euro. Personne n’avait imaginé que cela serait possible !

Le même constat peut être dressé en matière d’énergie. Alors que ce secteur devrait être un élément fort d’intégration économique, les politiques nationales sont très divergentes. L’idée même d’une politique européenne de l’énergie n’a pas de corps. Cela ne manque pas de jeter le doute sur la politique de lutte contre le changement climatique, domaine dans lequel la dimension européenne est à l’évidence essentielle.

La liberté de circuler n’est pas à l’abri de ces doutes, voyez les récentes déclarations de M. David Cameron. Et des tensions existent à ce sujet dans d’autres pays, y compris le nôtre.

J’en viens maintenant à l’union monétaire, pour laquelle, face au risque d’éclatement, on a pris des décisions qui se sont traduites par des transformations importantes. Nous disposons désormais d’un système de gestion des crises qui n’existait pas auparavant. Quoi qu’on en pense, un système renforcé de surveillance de la discipline budgétaire macro-économique a été mis en place avec le nouveau traité. Enfin, des éléments d’union bancaire ont été constitués.

L’union monétaire a donc été assez repensée à partir du constat de ses défaillances. Le système initial, construit sur la banque centrale et le pacte de stabilité, est apparu insuffisant en ce qu’il ne permettait pas la gestion de crise et ne comportait aucune dimension financière.

Doit-on considérer pour autant que, si l’union bancaire arrive à son terme, on en aura fini et que l’union monétaire retrouvera dynamisme, cohésion et prospérité ? La question fait débat.

Pour certains, l’essentiel était de respecter les disciplines budgétaires, ce que certains pays n’ont pas fait. Dès lors que l’on dispose des instruments pour les faire respecter, le problème serait résolu. Telle est la vision qui prévaut en Europe du nord et en Allemagne, même si elle n’y fait pas l’unanimité. Je pense qu’elle n’est pas exacte. La crise de la zone euro a révélé des défaillances plus profondes que le seul non-respect des règles budgétaires.

Pour d’autres – dont M. Pierre Moscovici –, la zone euro est encore incomplète. L’union monétaire est effective mais la zone euro doit maintenant disposer d’un budget qui lui donnera un pouvoir de stabilisation. Il faut mettre en commun les éléments qui permettront d’apporter une réponse à de forts écarts de conjoncture. D’où l’idée de centrer la réflexion sur une assurance chômage commune qui, par les transferts qu’elle occasionnerait entre les pays où la conjoncture est bonne et ceux où la conjoncture est mauvaise, corrigerait les déséquilibres de façon quasi automatique.

Cette vision semble cohérente, elle répond à un réel besoin de stabilisation, mais elle emporte des conséquences en matière d’harmonisation des législations du travail et de fonctionnement du marché du travail.

Pour d’autres encore, il faut créer une capacité d’absorber les chocs autrement que par le dispositif existant ou par des moyens budgétaires. Cela suppose que l’on puisse réaliser des émissions en commun – les eurobonds.Mais Mme Merkel s’est prononcée contre, et le SPD, après y avoir été un temps favorable,s’est rallié aux conditions de la CDU dans l’accord de coalition.

À côté de ces trois scénarios, on observe des approches plus radicales. D’aucuns considèrent que l’on s’est complètement fourvoyé, et qu’il faut conduire la zone euro vers une plus grande décentralisation : on conserverait la monnaie commune mais les États récupéreraient leur capacité budgétaire propre, donc la responsabilité de la stabilisation ; et l’on soumettrait ceux qui ne se montreraient pas disciplinés à des procédures de faillite.

Cette position se rencontre notamment dans le monde universitaire, où certains estiment que les exigences de discipline excèdent le degré d’intégration politique possible.

Cela m’amène au dernier sujet que je souhaite aborder, la cohérence entre l’aspect économique et l’aspect politique. On a un peu trop tendance, en France, à considérer le gouvernement économique comme la réponse à tous les problèmes, quel que soit le mode de construction économique et financière adopté. Or, la nature de ce gouvernement dépend intimement de la logique que l’on veut faire prévaloir pour raffermir et compléter la zone euro.

Si l’on envisage un budget fédéral, même modeste, il faut un gouvernement de type fédéral – des institutions qui, comme dans toutes les fédérations du monde, sont amenées à gérer un budget, c’est-à-dire un Gouvernement d’un côté, un Parlement de l’autre, le premier étant responsable devant le second.

Si l’on souhaite disposer d’une capacité financière commune par le biais de garanties mutuelles, il faut se doter de ce que M. Jean-Claude Trichet appelle le « fédéralisme par exception », un peu sur le modèle des dispositions accompagnant les prêts conditionnels de la « troïka » – mais permettant d’agir en amont. On établirait alors des formes de surveillance renforcée des États, en se reposant beaucoup sur les parlements nationaux puisque ce sont eux qui engageront leur pays en autorisant ces garanties.

Si, enfin, on s’engage dans la logique plus radicale que j’évoquais en dernier lieu, l’existence d’institutions n’est plus nécessaire.

Quelle que soit l’orientation de la réflexion, tout le monde est à la recherche d’une articulation entre l’aspect économique et l’aspect politique.

De ce point de vue, l’Europe a grand besoin d’une clarification des positions françaises. L’ambiguïté de notre pays sur ces questions rejaillit sur les positions que prennent les responsables politiques. Nous ne savons exactement ni ce que nous ne voulons pas ni ce que nous voulons. Il serait temps d’être plus clairs vis-à-vis de nos partenaires, de leur dire dans quelle direction nous voulons aller, quelles sont nos lignes rouges et quelles contreparties nous voulons.

La question se pose pour l’union économique et monétaire, bien sûr, mais aussi pour le marché unique. On a raison, par exemple, de défendre l’idée d’un élargissement du socle social de l’Union européenne, mais il faut savoir exactement ce que l’on veut et ce que l’on est prêt à donner en échange. Au cours d’une de nos réunions, après que les participants français eurent beaucoup parlé de la dimension sociale de l’Europe, leurs interlocuteurs étrangers avouèrent ne pas avoir très bien compris leurs propos. Pour eux, il y avait là une forme d’autisme : les Français menaient une conversation avec eux-mêmes, sans rapport avec la discussion européenne !

Selon moi, l’élargissement du socle social ne peut être obtenu qu’en délimitant des domaines où on accepte une concurrence et d’autres où on ne l’accepte pas. Aujourd’hui, par exemple, il semble possible d’envisager l’intégration à ce socle de l’existence d’un salaire minimum dans chaque pays. Vouloir aller plus loin conduirait à se heurter à nos partenaires mais aussi à une partie de l’opinion française qui, de manière récurrente, affirme que c’est au sein de la communauté nationale que s’exercent la protection sociale et la solidarité.

J’y insiste, nous devons déterminer avec précision ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas, et engager le dialogue avec nos partenaires sur cette base. La France ne doit pas s’enfermer dans une « attente cordiale » vis-à-vis de l’Allemagne.

Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes.Comme vous l’avez indiqué, j’ai pu participer à certains de vos travaux. Il nous est difficile de confronter les positions françaises à l’acquis européen en général car ce n’est pas dans notre culture.

Le désamour entre les citoyens et l’Europe tiendrait au fait que celle-ci, limitée à un grand marché, n’est pas complète. L’idée est largement partagée et l’on a coutume de se rassurer en se disant que l’on va construire l’Europe sociale, et que l’Europe politique en découlera. Pour ma part, je crois qu’il ne faut pas avoir peur des mots : sommes-nous prêts, ou non, à aller vers le fédéralisme à un horizon de dix ans, et que suppose une telle perspective ?

On reproche par exemple à l’Union européenne de ne rien faire pour les forêts, mais on ignore qu’elle n’est aujourd’hui pas compétente dans ce domaine, si l’on excepte la surveillance des risques d’incendie et de l’état de la couronne forestière. Si nous étions capables de bien distinguer ce qui relève du droit des États et ce qui relève de l’Union, nous serons mieux à même de faire le tri entre les dispositifs bloquants et les dispositifs facilitateurs.

Dans la seconde de ces deux catégories, quelque chose est en train de bouger sur le plan social. Il y a quelques semaines encore, il paraissait difficile d’envisager un salaire minimum pour l’Europe. Maintenant que nous savons que les Allemands vont adopter un tel dispositif – suivant des modalités qui leur sont propres, bien entendu –, la question prend du sens. Il serait important de commencer à questionner chaque État membre sur la référence qu’il pourrait donner en matière de salaire minimum, ne serait-ce que pour ouvrir un contre-feu face à la directive sur le détachement des travailleurs.

C’est sans doute de cette façon, et non sous la forme d’un panel complet, que les questions sociales s’inviteront dans les débats. Après le salaire minimum, on verra peut-être émerger la question – fondamentale à mes yeux – de la référence sociale commune. Nous devons tirer parti du pragmatisme qui caractérise la logique européenne.

Il me semble que l’aspiration à établir des règles plus nettes en matière d’énergie et de climat arrive également à maturité. Le secteur étant pourvoyeur d’emplois, sans doute conviendrait-t-il d’y insister, d’autant que c’est une proposition du Président de la République. Nous pouvons très bien ne pas être d’accord en ce qui concerne les formes de production d’énergie, nous partageons néanmoins une partie commune qu’il est possible de décliner et de discuter avec tous les États membres.

Ne perdons pas de vue que l’Union européenne est toujours en mouvement. La Croatie vient de la rejoindre, la Serbie s’apprête à ouvrir les négociations, elle sera suivie par d’autres pays des Balkans. Cette complexité rend d’autant plus nécessaire une politique industrielle énergétique qui donne du sens et du liant à l’Europe, à l’instar de ce que furent la CECA et la PAC. La France est porteuse de cette proposition mais elle n’est pas seule. En outre, la volonté est partagée au nord comme au sud, ce qui évite de nous enfermer dans le rôle de porte-parole des pays du sud, réputés « en mauvais état », tandis que l’Allemagne serait le porte-parole des pays du nord « en bon état ».

Plus généralement, il me semble que nous n’échapperons pas à une réflexion sur une détermination plus précise de la zone euro. En dépit de progrès en matière de règles communes, l’Union économique et monétaire ne suffit pas. Il est clair, par exemple, que l’Allemagne bloquera toute demande de création d’eurobonds.

La zone euro est quelque chose qui donne du sens pour ceux qui y sont mais aussi pour ceux qui, telle la Pologne, veulent y rentrer. C’est pourquoi nous devons travailler à lui donner plus de visibilité et de règles, comme le permet l’Union européenne. J’ai été jusqu’à proposer l’instauration d’un ministre de la zone euro qui cumulerait les fonctions de président de l’Eurogroupe et de commissaire européen aux affaires économiques, sachant qu’aujourd’hui ces deux fonctions se superposent et parfois se gênent.

J’insisterai parallèlement sur l’évolution démocratique de l’Union européenne. Pour avoir lu et écouté Claude Bartolone, je sais que nous nous rejoignons sur un point : il faut que les représentants des citoyens soient davantage impliqués. Le Parlement européen est certes représentatif, mais il est un peu éloigné ! Un député à l’Assemblée nationale représente en moyenne 100 000 personnes, un député européen français 800 000. Bref, il convient de trouver le moyen d’impliquer les parlements nationaux sans, pour autant, donner le sentiment d’une concurrence avec le Parlement européen. La commission des affaires européennes a évoqué la possibilité de créer une « assemblée des peuples européens », qui serait une sorte de sénat représentant les assemblées nationales. Peut-être ce dispositif permettrait-il au Parlement européen, élu directement par les citoyens, d’accéder à une prérogative pleine et entière pour l’initiative des lois, ce qui n’est toujours pas le cas – même s’il a gagné des pouvoirs en matière de codécision.

Il faut enfin s’interroger sur le rôle de la Commission européenne. Si, à chaque adhésion, on doit ajouter un commissaire à cette instance déjà pléthorique, on imagine bien les effets délétères qui s’ensuivront ! Un sénat européen où les États seraient représentésvialeurs parlementaires permettrait peut-être de recentrer la Commission sur son rôle, en nommant les commissaires au regard des fonctions à exercer plutôt qu’au regard des États membres.

Beaucoup de ces réflexions rejoignent celles de Claude Bartolone dans son récent ouvrage. Les sphères économiques ont exprimé des interrogations, mais ne m’ont pas semblé s’en effrayer.

Mme Isabelle Le Callennec. L’harmonisation sociale, fiscale et environnementale au niveau européen fait l’objet d’une très forte attente de nos concitoyens, en particulier chez nous, en Bretagne. Croyez-vous que cette harmonisation soit possible ? Quelles en seraient les conditions et le calendrier ?

Comme vous l’avez dit, la France et les autres pays de l’Union doivent savoir ce qu’ils peuvent attendre de l’Europe. Le principe de subsidiarité a présidé à la construction européenne. Aujourd’hui, se pose-t-on suffisamment la question des compétences dévolues à chaque strate, de la commune aux autres collectivités locales, à l’État et à l’Europe ? Savons-nous ce que nous voulons en la matière ? Qu’en est-il de nos partenaires ? Je ne parle pas seulement de notre partenaire privilégié, l’Allemagne, mais aussi des autres, notamment la Grande-Bretagne, qui organisera en 2017, si M. Cameron est réélu, un référendum pour décider si elle reste dans l’Europe.

Enfin, si nous devions nous diriger vers le fédéralisme et vers un budget européen, il faudra instaurer un impôt européen. Pensez-vous que l’opinion publique française y soit prête ?

M. Matthias Fekl. Moi-même fervent européen, je constate sur le terrain un rejet de l’Europe de plus en plus fort. Le sentiment exprimé est néanmoins paradoxal : la majorité des personnes sont bien conscientes que notre pays ne peut pas s’en sortir seul et que l’Europe est le niveau pertinent d’action dans la mondialisation, mais elles considèrent que les institutions communautaires ne sont pas à la hauteur de ce que l’on attend d’elles face à la crise. Elles associent de plus en plus l’Europe à des politiques négatives, régressives et coercitives, qui assènent toujours de nouveaux coups sur la tête au lieu d’apporter des solutions.

Il appartient donc à la France – ainsi, sans doute, qu’à l’Allemagne – de prendre des initiatives. Avec les phénomènes que l’on observe en Europe de l’est, en Autriche, mais aussi chez nous, c’est l’idée même d’Europe qui est en danger. Cette idée, synonyme de paix et de croissance, était une évidence pour les générations précédentes. Pour beaucoup aujourd’hui, elle est synonyme de régression économique et d’absence de vision commune et de démocratie. Comme le souligne Claude Bartolone, il faut porter le débat politique européen sur l’enjeu démocratique. En particulier, les résultats des élections européennes doivent conditionner les politiques menées, faute de quoi on gardera l’impression d’appartenir à une vaste intercommunalité où, quels que soient les résultats électoraux, ce sont toujours les mêmes décisions qui tombent.

Les politiques européennes doivent également être plus concrètes, s’adresser au quotidien des gens mais aussi à leur cœur pour leur donner envie d’Europe. La remarque vaut pour la politique industrielle et la création de géants européens, elle vaut aussi pour les initiatives en direction des jeunes. De ce point de vue, le sommet européen pour l’emploi des jeunes, récemment organisé à Paris autour du Président de la République, aura été un succès, même si cette initiative franco-allemande très fructueuse a été insuffisamment couverte et relayée.

L’Europe doit s’adresser à chacun. Je suis l’élu d’un département rural où l’on se considère éloigné des grands lieux de décision et où peu de jeunes pourront profiter d’un semestre européen. Pour ma part, je préconise que tout jeune – pas seulement les étudiants, qui de toute façon seront amenés à vivre cette expérience – ait la possibilité de passer six mois dans un autre pays de l’Union.

La forte tendance à l’europhobie que je discerne actuellement n’est pas seulement le fait de certaines familles politiques et des anti-européens traditionnels. C’est un phénomène qui s’étend. Les attitudes incantatoires et « eurobéates » ne suffisent plus : il faut du concret !

Mme Estelle Grelier. Députée de Seine-Maritime, je suis aussi secrétaire nationale du parti socialiste aux politiques européennes.

Il est en effet nécessaire, monsieur le commissaire général, de clarifier ce que nous voulons en matière européenne et de nous donner un cap. Il faudra organiser le débat autour des trois scénarios que vous décrivez, puisque c’est entre eux qu’il faudra choisir. Ce débat doit se dérouler au bon niveau de responsabilité – non que les parlementaires estiment que ce n’est pas la leur, mais certains enjeux dépassent les parlements nationaux.

Parmi les enjeux, celui de la politique industrielle, de la création d’emplois et de la création d’entreprises doit être popularisé. On a trop tendance à parler d’Europe entre soi, sans préciser les objectifs. Ainsi, beaucoup ne comprennent pas pourquoi nous avons mis tant d’énergie à consolider la zone euro. Je nous trouve un peu coupables de ne pas expliquer que, derrière la politique industrielle, il y a la question de la protection du marché unique, celle du libre-échange – la Commission européenne ne contrôle absolument pas les investissements stratégiques extracommunautaires, par exemple –, ou encore celle de la révision des aides d’État. Alors qu’une nouvelle directive restreint, comme à l’habitude, le périmètre de l’intervention publique, comment faire émerger les champions européens que tous les programmes politiques appellent de leurs vœux ? Ne conviendrait-il pas de revoir les principes idéologiques qui semblent présider à l’action de la Commission européenne ?

Autre enjeu, celui de la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne. M. Josef Stiglitz, que certains d’entre nous ont auditionné ce matin, estime que la zone euro souffre d’une faute originelle puisque, selon lui, tout système bancaire suppose un gouvernement. Il n’y a qu’en Europe où le système bancaire fonctionne par lui-même, sans aucune impulsion politique. J’aimerais vous entendre sur ce point.

À la politique industrielle, il faut également rattacher les questions énergétiques. L’important est de fixer des priorités et de décliner les raisons de notre action pour y parvenir.

En matière de gouvernance, le traité de Lisbonne donne par exemple compétence à l’Union européenne dans le domaine du sport. Mais que faire avec les 10 millions d’euros affectés au cadre financier pluriannuel et répartis entre vingt-huit états membres ? Mieux vaudrait reconnaître que ce n’est pas une priorité ! De même, l’Union européenne est compétente en matière de tourisme depuis Lisbonne. La subsidiarité ne pouvait-elle fonctionner ?

Par ailleurs, l’accroissement des procédures de coopération renforcée met en exergue les difficultés d’intégration de l’Europe des Vingt-huit et le problème que pose la règle de l’unanimité.

Quant à la capacité budgétaire de la zone euro, dont je ne doute pas qu’elle verra le jour, je me demande quel en sera le contrôle démocratique. Devra-t-on constituer un « sous-Parlement européen » de la zone euro ?

En tout état de cause, des modifications de gouvernance – réduction du nombre des commissaires européens, resserrement des compétences, codécision – supposent une révision des traités. À l’heure actuelle, les parlementaires européens peuvent décider de l’affectation des dépenses du budget de l’Union, mais pas des recettes ! Or le sujet de la révision semble tabou, y compris au sein de ma formation politique. Si l’on se projette à dix ans, sans doute faut-il insister sur l’importance du sujet.

L’implication des parlements nationaux dans l’édiction de la norme européenne pose également un problème. La France ne brille pas dans l’exercice du principe de subsidiarité, qui permettrait pourtant de préserver pour partie certains services publics à la française. En dépit des ouvrages remarquables de son président, notre Assemblée est assez peu « européenne » dans son fonctionnement.

À la question de l’européanisation de la politique nationale se superpose celle de la politisation de la politique européenne. Si nous n’arrivons pas à faire bouger les lignes dans les dix prochaines années, nous allons nous ankyloser dans un mode de fonctionnement archaïque dont nous ne pourrons plus que constater l’échec.

J’avoue avoir mal vécu la négociation du cadre financier pluriannuel. Pour la première fois, le budget est en baisse, alors même que le nombre d’États membres et de compétences a augmenté. J’aimerais pouvoir dire que c’est un bon budget, mais ce n’est pas le cas. Nous avons négocié des taux de retour sans négocier ni les rabais ni la création d’un budget de solidarité. Si l’on en reste au niveau actuel, je vois mal quelles seront les conditions de la relance, d’autant que le dispositif du semestre européen contraint fortement les budgets nationaux. Quel est le fond de votre pensée à ce sujet ?

Plusieurs d’entre nous étant germanistes, j’aimerais évoquer aussi la relation franco-allemande. Notre voisin s’achemine vers une grande coalition, pour peu que celle-ci soit validée par les militants du SPD, mais ne risquons-nous pas de voir nos espoirs déçus ? Alors que nous imaginions que le SPD pèserait fortement sur les questions européennes, nous constatons que ce n’est pas vraiment le cas. Il serait bon, je crois, que Français et Allemands renoncent à l’idée qu’ils doivent être d’accord sur tout pour que cela fonctionne. Dès qu’une divergence apparaît, nous avons tendance à ne pas l’assumer de peur que le moteur franco-allemand tombe en panne. Je crois au contraire que nous pouvons assumer certaines divergences, en particulier dans la configuration politique actuelle.

Un mot enfin de l’influence française dans les institutions européennes. Au-delà du problème de la composition des listes de candidats aux élections européennes, la France, au rebours de l’Allemagne, s’y prend mal pour assurer la présence de ses hauts fonctionnaires dans les puissantes directions générales de la Commission. Il est un peu vain de faire des projets sur la France dans l’Europe ou sur « l’Europe à la française » dans dix ans si l’on ne s’organise pas pour peser de l’intérieur.

M. Bertrand Pancher. Pour qui a conscience des enjeux, l’achèvement de la construction européenne est une urgence absolue. Jamais les défis n’auront été aussi importants : réchauffement climatique, immigration, alimentation, risques technologiques, terrorisme, délocalisation massive des emplois. L’Europe, première puissance économique mondiale, a la capacité d’entraîner le monde, mais pour combien de temps encore ? Un grand doute pèse désormais sur le rêve européen.

L’enjeu principal est d’éclairer l’opinion publique et de lui faire aimer l’Europe. Pour ce faire, l’UDI soutient plusieurs idées simples.

Premièrement, l’achèvement de la construction d’une Europe politique et d’institutions démocratiques. La constitution d’une Europe fédérale, à laquelle nous sommes favorables, passe par une simplification de l’architecture : une Commission transformée en gouvernement fédéral issu de la majorité du Parlement européen ; un seul président de l’Union responsable devant le Parlement européen ; une seconde chambre constituée de représentants de chaque État membre. Parallèlement, ainsi que le réclament nos concitoyens, l’Europe doit se réorienter du « tout économique »vers des politiques de justice sociale et de protection des libertés.

Deuxièmement, la mise en place d’une gouvernance de la zone euro favorisant stabilité monétaire, développement économique et réduction du chômage. Un marché obligataire doit être créé, ainsi qu’un véritable Fonds monétaire européen, directement inspiré du FMI. Par ailleurs, l’Union a besoin d’un budget européen crédible, c’est-à-dire annuel, cohérent, ambitieux et équilibré. Elle doit mener une action résolue contre la fraude fiscale et les paradis fiscaux, veiller à la coordination des politiques fiscales et mener une politique industrielle favorisant l’offre et stimulant les activités créatrices d’emplois.

Troisièmement, la conduite de politiques ciblées et coordonnées à l’échelle européenne. En matière d’environnement, le pouvoir d’impulsion de l’Union est incontestable, notamment en ce qui concerne les moteurs de l’économie verte : logement et rénovation thermique, transports, énergies nouvelles. Nous devons également poursuivre la politique agricole commune, de manière à assurer durablement l’autonomie et la sécurité alimentaire des Européens et d’une partie du monde. Enfin, l’Europe doit faire du numérique un secteur stratégique.

Quatrièmement, il nous faut rechercher des partenariats plus larges. Pendant des décennies, nous n’avons cessé de soutenir le couple franco-allemand et nous persistons à penser que l’Allemagne et la France sont des moteurs du progrès européen. Il est cependant important de s’appuyer davantage sur les régions orientales de l’Europe et sur les treize États qui nous ont rejoints.

Cinquièmement, nous devons affirmer la puissance européenne face aux nouveaux défis de la mondialisation en menant une politique commerciale européenne ferme dans ses principes et ambitieuse quant à ses objectifs ; en construisant une véritable politique extérieure et de défense ; en mettant en place une politique migratoire adaptée aux nouveaux enjeux ; en développant des partenariats avec les pays voisins, tant à l’est qu’au sud de l’Union ; en créant un nouveau partenariat euro-africain.

M. Thierry Braillard. Nos concitoyens ne rejettent pas l’Europe mais une grande incompréhension s’est installée. L’Europe, rappelons-le, a été créée pour la paix. Puis l’économie a rapidement pris le pas sur la politique et on l’a, de fait, toujours privilégiée. Un jour, le train s’est emballé et les politiques en ont perdu la maîtrise. Aujourd’hui, l’Europe a beaucoup perdu de sa lisibilité. Les Français se souviennent de l’Europe des Douze, ils seraient bien en peine – et nous aussi, sans doute – d’énumérer les vingt-huit. Enfin, l’image de l’Europe reste celle d’une technocratie où une Commission non élue détient le pouvoir de décision. En période de crise surtout, nous avons tendance à trouver une origine européenne à tous les maux qui nous affectent.

À un horizon de dix ans, il faudra donc travailler les esprits pour parvenir, un jour, à un nouveau de traité – le « traité de Lassay », pourquoi pas ? Autour de cette table, je crois qu’une large majorité se dégage en faveur d’une Europe fédérale, mais pas n’importe laquelle. Lors de la campagne de 1984, on militait déjà pour les « États-Unis d’Europe ».

Pour ma part, je propose que le traité de Lassay confère à l’Europe six compétences et six seulement : diplomatie, économie et finances, défense, environnement et énergie, grands services publics, droits sociaux. Si nous y parvenons, un grand pas aura été franchi !

M. Marc Dolez. Après avoir écouté ces échanges et avoir lu votre note d’introduction, monsieur le commissaire général, j’ai le sentiment que le constat dressé sous-estime la gravité de l’état de l’Europe et de la manière dont celle-ci est perçue par les peuples. Sur le plan social en particulier, le bilan est catastrophique : le nombre de demandeurs d’emploi et de personnes plongées dans la pauvreté et la précarité est considérable, de même que les inégalités entre les États et entre les territoires. Comme Matthias Fekl, je crois qu’il faut bien prendre la mesure du décalage entre ceux qui s’emploient à travailler à la construction européenne et la manière dont les peuples perçoivent tout cela. C’est une donnée qui manquait dans votre analyse introductive.

On ne parle pas nos plus des causes. On ne remet pas en question la pierre angulaire de la construction européenne, à savoir le marché unique et la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux, non plus que le choix de l’élargissement en lieu et place de l’approfondissement. Il ressort d’ailleurs de votre note que vous être favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Bref, tous les scénarios que vous envisagez se situent dans le même cadre : ils ne remettent pas en cause les « fondamentaux ». Le groupe GDR estime pour sa part que ce n’est pas une réorientation qui est à l’ordre du jour, mais une refondation de la construction européenne, en rupture avec la logique des marchés financiers et de la concurrence. « Le marché européen et la politique de concurrence ne sont pas forcément perçus comme des vecteurs de progrès », écrivez-vous. Mais ils ne peuvent l’être !

Mme Laure de La Raudière. Cela se discute !

M. Marc Dolez. Je sais bien que nous ne sommes pas d’accord là-dessus, mais cela ne signifie pas qu’il y a ceux qui sont « pour » l’Europe et ceux qui sont « contre », comme le laissent entendre certaines interventions. L’Europe peut être une belle idée commune, mais qui trouvera des traductions concrètes extrêmement différentes.

Pour vous, monsieur le commissaire général, la France doit clarifier sa position pour peser en Europe. Au risque de paraître provocateur, je vous rappelle qu’elle l’a déjà fait en 2005. Le peuple s’est prononcé alors de manière très claire lors du référendum du 29 mai. La France aurait pu alors, vu la force de cette expression, obtenir une refondation de la construction européenne.

Cela n’a pas été le cas et j’espère qu’il n’est pas trop tard. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’il existe de perspective sans la rupture que j’évoquais. Le « grand saut » dans le fédéralisme que vous recommandez en conclusion de votre note n’est, à nos yeux, qu’une fuite en avant qui conduira un peu plus vite encore à la désagrégation de l’Union européenne et à la remise en cause du modèle social français.

Mme Sandrine Mazetier. Autour de cette table, nous sommes tous de la « génération de Maastricht », celle qui a porté l’euro sur les fonts baptismaux. Nous avons tous participé, d’une manière ou d’une autre, aux discussions sur le traité de Maastricht. Nous gardons en mémoire le formidable débat qui opposa le Président de la République et le Président de l’Assemblée nationale d’alors, et où s’incarna toute la passion française pour la politique.

Le résultat du référendum fut très serré. Avec le recul, nous constatons que ni les propos des souverainistes ni ceux des européistes ne se sont vérifiés. Ceux qui militaient contre le traité de Maastricht se sont autant trompés que ceux – j’en étais – qui militaient pour. Il ne s’est rien passé. Pas de déferlement de hordes d’Europe de l’Est sur la France après la chute du mur de Berlin. Pas non plus d’avènement du SMIC européen, que les partisans du traité voyaient naïvement comme la résultante obligée de la monnaie unique. Pas d’accélération de l’intégration.

Et nous n’imaginions pas que, dans l’Europe d’aujourd’hui, en Hongrie, on verrait des camps de travail pour les roms, où l’on a parfois pour tout outil une faucille !

À l’horizon de dix ans, donc, il y a lieu de s’inquiéter. Mme Le Callennec a évoqué le projet de référendum en Grande-Bretagne. Dans les mois qui viennent, les élections européennes ne risquent-elles pas de montrer un fort accroissement de la proportion de ceux qui n’en peuvent plus et qui rejettent le projet européen, y compris parmi les pro-européens de la première heure ? Même s’il existe malgré tout un consensus en France pour s’engager fortement dans la construction européenne et pour lui donner du sens, ne devons-nous pas aussi travailler – ne serait-ce que pour le conjurer – sur un scénario d’implosion, y compris en ce qui concerne la monnaie ? Il n’y a pas que des replis régionalistes, il y a aussi un puissant mouvement de rejet qui finira peut-être par produire des effets.

D’un point de vue franco-français, il est significatif qu’une des seules dispositions du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale que le Conseil constitutionnel ait censurée, soit l’élargissement de la liste des États et territoires non coopératifs aux États qui refuseraient de s’engager dans des conventions bilatérales. Il n’existe pas de FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act) européen, alors même que plusieurs États ont déjà signé de tels accords avec les États-Unis ou s’apprêtent à le faire. Ce qui paraissait être à la base du système européen ne fonctionne pas !

Je remarque aussi que le destin de nombreux pays européens a connu des évolutions spectaculaires dans des séquences de plus en plus courtes. Ainsi l’Espagne, pays d’émigration, est devenue un pays d’immigration, avant de redevenir aujourd’hui un pays d’émigration.

Dans le même ordre d’idées, avions-nous vraiment prévu la forme de division européenne du travail que nous constatons actuellement ? Si division du travail il doit y avoir, pourquoi ne pas y réfléchir ? Quelle place la France pourrait-elle y prendre ? Certains pays se trouveraient-ils chargés de prendre soin des personnes âgées des autres pays, puisque la divergence démographique s’ajoute à la divergence entre pays excédentaires et pays déficitaires ?

Personne, autour de cette table, n’est anti-européen, mais notre réflexion doit aussi porter sur un scénario d’implosion. Ne pas en parler serait le meilleur moyen de le faire advenir.

Mme Laure de La Raudière. Même s’il a utilisé des termes moins forts, M. Pisany-Ferry a évoqué ces scénarios.

Pour moi, historiquement, le projet européen est aussi un projet de paix. Sa réussite a engendré beaucoup de promesses et d’espoirs. Mais dans la crise actuelle, les Français ont l’impression que l’Europe ne s’est pas armée pour un avenir de compétition économique mondiale. Certaines zones du monde semblent nager dans les eaux glaciales de la compétition avec des combinaisons en néoprène, alors que nous, peut-être à cause des « fondamentaux » de l’Union, nous sommes « à poil ». Aussi assistons-nous à un rejet, non pas de l’Europe en tant que telle, mais de l’Europe telle qu’elle fonctionne aujourd’hui en réponse aux problèmes et aux attentes de Français et des autres citoyens européens. La montée du populisme touche tous les pays de l’Union, et les élections européennes de 2014 seront peut-être un choc.

Comme nos partenaires, nous pensons qu’il faut changer une Europe qui n’a pas su répondre à la crise des dettes souveraines et qui ne tient pas les promesses qu’elle a suscitées.

Cela dit, vu ce qu’il s’est passé en 2005, je ne suis pas sûre que les peuples européens soient prêts au fédéralisme, même dans dix ans. La piste ne serait-elle pas celle d’un renforcement de l’intégration à dix-sept ? Qu’en pensez-vous ? Comment aller en ce sens ?

Les politiques ont leur part de responsabilité dans la situation actuelle, avec leur tendance à toujours rejeter la responsabilité sur l’Europe. Ce n’est pas la faute de l’Union, c’est la nôtre si nous n’avons pas été suffisamment présents en Europe ! Quelles sont vos recommandations pour mieux porter les messages de la France ?

Enfin, sommes-nous crédibles lorsque nous prétendons « exporter le modèle français » en Europe ? S’agit-il encore d’un modèle de référence considéré comme tel en France et à l’extérieur ? Les résultats de l’enquête PISA, selon laquelle nous ne savons plus que reproduire les élites, montrent que nous sommes loin du modèle républicain que nous défendons tous !

M. le président Claude Bartolone. La question de l’Europe est peut-être la plus difficile à traiter pour vous, monsieur le commissaire général. S’il est un domaine où l’échéance de dix ans est très courte, c’est bien celui de l’Union européenne !

Des dangers immédiats se profilent. Dès le mois de juin, un blocage de l’institution peut se produire, avec la constitution d’un groupe rassemblant les partis populistes opposés à la construction européenne.

Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la puissance du monde juridique anglo-saxon, qui est déjà à l’œuvre pour détricoter l’Europe. Si les pays de l’Union, en particulier la France, ne lui opposent pas un autre modèle, les négociations prendront une tournure que nous avons connue naguère :I want my money back !S’il demande, en particulier, la renationalisation de pans entiers de la politique européenne, nous risquons d’entrer dans un engrenage fatal, au nom de la fameuse logique du compromis. Il faut se préparer à ce choc, qui est pour demain.

Alors que nous avions cru la zone euro inamovible, les dangers sont devant elle. Si nous n’y prenons pas garde, elle va devenir une zone de déflation. M. Trichet disait souvent que l’euro avait été bâti pour pouvoir accepter une inflation de 2 %, or nous en sommes à 0,9 %, avec une parité de 1,3589 par rapport au dollar. Cet enjeu peut diviser gravement la France et l’Allemagne. Le modèle allemand de production industrielle se satisfait d’un euro cher, lequel peut constituer un handicap pour la réindustrialisation des pays en retard par rapport à ce modèle. Comment sortir de cette tension ?

Comme l’ont dit plusieurs intervenants, l’Europe, c’est d’abord la paix. Un beau cadeau que nous ont fait les générations qui nous ont précédés. Alors que nous allons célébrer le centième anniversaire de la guerre de 1914-1918 et le soixante-dixième anniversaire du Débarquement et de la libération de Paris, les générations qui bénéficient de la paix ont l’impression que ce cadeau leur a été fait à tout jamais, oubliant les conflits d’hier entre peuples européens.

Mais nous, quel cadeau pouvons-nous faire aux générations qui viennent ? Je pense d’abord au renforcement du contrôle démocratique. Lorsque l’on parle aujourd’hui de l’Union européenne, plus personne ne sait à qui s’adresser. Nos partenaires allemands s’estiment sous-représentés au Parlement européen. De plus, la cour constitutionnelle de Karlsruhe exige un contrôle du Bundestag sur les décisions mettant en jeu les finances de l’Allemagne. La question du rôle des parlements nationaux dans la construction européenne est plus que jamais d’actualité. Depuis 1979, et malgré les pouvoirs qui lui ont été accordés, le Parlement européen n’a pas réussi à trouver une légitimité démocratique.

En matière de défense, la vision européenne est trop souvent irénique, à un moment où les États-Unis regardent de plus en plus vers l’Asie. Si, demain, un navire est coulé dans le détroit d’Ormuz, peut-être nous laisseront-ils nous débrouiller tout seuls, considérant que ce sont nos approvisionnements énergétiques qui sont menacés et non les leurs.

Or, paradoxalement, notre principal allié militaire en Europe est la Grande-Bretagne. D’où l’intérêt que nous aurions à définir plusieurs cercles au sein de l’Europe – la zone euro ; l’Europe à vingt-huit, dont la règle doit être révisée ; l’Europe des périphéries, à l’est mais aussi de l’autre côté de la Méditerranée –, ainsi que des coopérations bilatérales. Si, dans les dix prochaines années, nous ne parvenons pas à répondre à la demande d’Europe par la preuve, le rêve européen aura vécu.

Dans le domaine agricole, par exemple, alors que la population mondiale s’accroît, tout le monde doit pouvoir bien manger. Il ne saurait y avoir les OGM pour les uns, la qualité alimentaire pour les autres.

Dans le domaine de l’énergie, nous sommes entrés dans une concurrence effrénée avec les États-Unis, et pas seulement en ce qui concerne le gaz de schiste. Les Américains s’efforcent d’organiser une compétition entre différents sous-traitants afin de réimporter les ressources, tout en s’assurant de la qualité et de la sécurité de leurs approvisionnements.

Tels sont les sujets sur lesquels je souhaiterais que vous vous interrogiez. Je le répète, l’échéance de dix ans est très proche en matière européenne. Voyez le temps qu’il a fallu pour répondre à une crise qui aurait pu tout emporter, en dépit des réactions et de l’intelligence de la Banque centrale européenne, que je salue.

Une dernière remarque concernant la mondialisation et le couple franco-allemand. Le président du Bundestag, mon ami Norbert Lammert, m’a confié que l’Europe ne représentait pas un problème de son point de vue : l’Allemagne allait y jouer le rôle que les États-Unis ont joué pour l’ensemble du monde. Et, après mes propos sur la « confrontation », le responsable d’un grand groupe allemand m’a fait savoir qu’il pouvait embaucher du jour au lendemain tout jeune diplômé parlant allemand, compte tenu des besoins démographiques de l’Allemagne.

Je veux donc prolonger la réflexion de Sandrine Mazetier : ne pourrait-on imaginer, au moins sur l’axe Londres-Berlin-Paris, une forme de spécialisation ? La principale place financière européenne est britannique, les Français ont une avance reconnue par tous – sauf par eux-mêmes – dans les technologies de la communication… Y a-t-il là un moyen pour l’Europe d’exister dans le cadre de la mondialisation ? Quel que soit le budget européen, nous ne pouvons faire abstraction de ce qui se passe dans le reste du monde.

M. Jean Pisani-Ferry. Certaines questions s’adressent plus à l’ancien directeur du centre Bruegel qu’au commissaire général à la stratégie et à la prospective !

Je ne sous-estime pas la gravité de la situation et je n’écarte pas les scénarios d’éclatement. Vous avez raison, madame Mazetier, de dire que nous nous sommes tous trompés. Les partisans de la monnaie unique se sont trompés sur ce que l’euro a apporté. Ils croyaient que la monnaie faisait société, ce ne fut pas le cas. C’est la crise qui a produit toutes les conséquences et montré qu’il fallait autre chose à la monnaie. Il n’y a pas eu de processus conscient par lequel nous serions passés de la monnaie unique à un sentiment de solidarité et à une construction plus élaborée.

Je ne sous-estime pas non plus le rejet de l’opinion, qui fait peser un risque sur l’existence même de l’Europe.

Quelles sont les raisons de cette situation ?

Je ne crois pas que l’élargissement ait été précipité. Il aura tout de même fallu près de vingt ans pour intégrer des pays qui désiraient rejoindre l’Union et qui, de toute évidence, appartenaient à l’Europe. Nous ne pouvions dire à la Pologne d’attendre vingt ans de plus parce que nous n’étions pas prêts ! Peut-être avons-nous eu tort de faire entrer dix pays d’un coup, mais il me semble que c’était une nécessité historique, à moins de considérer – comme certains d’entre eux l’ont d’ailleurs perçu – que leur vraie communauté était non pas l’Union européenne mais l’OTAN, où les États-Unis leur ouvraient les bras.

En revanche, on a libéralisé les mouvements de capitaux sans adopter aucun instrument de stabilité politique et financière. La crise ne fait que manifester la naïveté consistant à croire que la libéralisation produit à elle seule la stabilité. L’Europe en est encore à mettre en place des instruments dont nous aurions dû disposer depuis longtemps.

La confusion des compétences est un élément de doute pour l’opinion, madame Auroi. Nous sommes dans l’incapacité de décrire l’architecture de compétences allant du niveau local au niveau européen – ce qui est, soit dit en passant, le sujet même du fédéralisme. Nous avons accumulé et enchevêtré les pouvoirs faibles. Le besoin de lisibilité se fait sentir tant au niveau national qu’au niveau européen.

Plusieurs intervenants ont souhaité une « politisation » de l’Europe. Une telle orientation suppose que l’on soit à même de conduire des débats au niveau européen et de les rendre accessibles, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le Parlement européen est un législateur, qui fait un travail de bonne qualité, mais ce n’est pas un parlement politique. Même une clarification des compétences ne produirait pas nécessairement d’identification politique. L’implication des parlements nationaux est importante, et même indispensable dès lors qu’ils engagent des ressources pour porter assistance à des pays en difficulté, mais ce n’est pas non plus une réponse satisfaisante puisque ces assemblées n’intègrent pas la dimension de l’intérêt général européen.

Le domaine de la défense, monsieur le président, est en effet un bon exemple des difficultés que présente le transfert de compétences.

Concernant la crise de la zone euro, je crois que les choses ont été bien gérées du point de vue institutionnel. Nous aurions pu nous heurter au traditionnel blocage britannique, or jamais le Royaume-Uni n’a fait obstacle, hormis sur quelques questions mineures. Les problèmes de la zone euro se sont réglés entre pays de la zone euro. Les Britanniques ont considéré qu’un éclatement serait beaucoup plus grave pour eux qu’une intégration sans eux. Les désaccords sont intervenus entre les Français, les Allemands et les autres.

En matière d’harmonisation fiscale, une progression suppose que l’on accepte une Europe à géométrie variable. Si, par exemple, un groupe de pays se dote de règles communes pour l’impôt sur les sociétés, il ne faut pas qu’il attende que les autres veuillent bien le rejoindre car ce serait une source de blocage. Ceux qui n’auront pas adopté ces règles feront bien sûr concurrence à ceux qui les ont adoptées, mais la concurrence fiscale existe de toute façon.

Le couple franco-allemand doit en effet assumer ses différences, madame Grelier. Le pire est de passer de mauvais compromis, des compromis de façade, pour nous rendre compte ensuite que nous ne sommes pas d’accord. C’est ce qui est arrivé dans les premières phases de la crise, et ces compromis n’ont pas résisté à l’épreuve des faits. La France et l’Allemagne doivent être claires et passer de vrais compromis, pas de ceux qui tiennent le temps d’un communiqué !

Vous êtes nombreux à vous demander si la France est crédible aujourd’hui. Plusieurs de nos partenaires pensent que nous ne sommes pas un modèle, et le regrettent ! Ils espèrent que la France redeviendra le point de référence qu’elle a été par le passé mais considèrent que sa situation économique, le doute qu’elle entretient sur elle-même et les tensions qui la traversent ne lui permettent plus de jouer ce rôle. La question n’est pas celle de la représentation politique, mais celle de l’état de la société française et de son attitude face à ses propres difficultés.

M. le président Claude Bartolone. Voilà qui nous amène à notre dernier thème : quel modèle républicain ?

M. Jean Pisani-Ferry. Pour ouvrir ce chapitre, voici d’abord un sondage que nous avons fait réaliser sur la façon dont les citoyens envisagent la France dans dix ans. À la question : « Quand vous imaginez la France dans dix ans, pensez-vous que les différents groupes qui composent la France vivront… », seuls 17 % répondent : « ensemble et en bonne entente ». Cela illustre bien la perception qu’a la société française de ses propres divisions et de ses problèmes avec le « vivre ensemble ».

Une autre série de questions porte sur les institutions politiques et les comportements citoyens. Nous partons de l’idée que la diversité de la société française ne se résume pas à des questions d’immigration et de religion. Dans toutes les sociétés avancées, la diversité s’est plutôt accrue au cours des dernières décennies, en fonction des aspirations des individus, de leur mode de vie, de leur insertion locale ou internationale.

Bref, les sociétés sont travaillées par des différences multiples. La question est de savoir ce qui fait bien commun : quel est le ciment ? Nous pensons que les citoyens doivent  d’abord se reconnaître dans des institutions politiques qu’ils jugent légitimes et lisibles, qui leur permettent de se projeter dans l’avenir et qui fassent que des gens très divers aient des aspirations communes et se rejoignent autour de la construction d’un avenir commun. Or, ce sondage, tout comme les études qualitatives que nous avons menées, montre que c’est précisément la capacité du système politique à produire du bien commun qui est en cause. Le problème est le « désajustement » entre les institutions et la diversité, et non pas la diversité en tant que telle.

M. Bertrand Pancher. Si la République suppose la démocratie, elle est beaucoup plus que la démocratie. C’est une certaine idée de l’homme et du monde et c’est, historiquement, le refus du fatalisme. À ses origines et ses fondements se trouvent les ressources nécessaires pour embrasser les grands bouleversements du monde.

Notre République est d’abord un chemin. Même si notre doctrine républicaine s’est formée pour l’essentiel pendant les années de la Révolution, elle n’a jamais cessé de s’alimenter aux sources de l’Histoire. L’héritage républicain ne s’est jamais donné pour dogmatique, achevé ou intangible. Il est en continuelle évolution.

La République est aussi une méthode. Le creuset de cette pensée est le libre examen, qui est, à l’origine, le droit pour tout chrétien de lire et de comprendre par lui-même les textes sacrés. Il en découle la liberté de conscience, la liberté de culte, et même la liberté de ne pas croire.

La République est un contrat. C’est ce qui fonde le rôle central de l’État ; c’est aussi ce qui a permis d’édifier un grand système de redistribution et de solidarité.

La République est enfin une responsabilité. Le principe de responsabilité implique que chacun soit conscient de la part qu’il doit prendre à la préservation du bien commun.

Le visage de la République est donc fondamentalement celui de la responsabilité et de la liberté. C’est précisément ce visage que l’on semble avoir perdu de vue. Pourtant, il a toujours sa place dans le monde qui s’élabore.

Les signes du délitement de ces atouts sont partout : État impuissant, crainte de l’autre, dilution de l’autorité, absence d’un projet de la connaissance et de la jeunesse, disparition du contrat entre gouvernants et gouvernés, épuisement du modèle français de redistribution, sentiment général de la rétrogradation de la France, système éducatif qui n’assure plus son rôle d’ascenseur social.

Pourtant, une République moderne est encore possible à l’échéance de dix ans : une République redevenue transgressive qui libère toutes les expressions politiques et les lanceurs d’alerte de la démocratie ; une République redevenue responsable et œuvrant pour la responsabilité dans tous les domaines, en particulier dans le monde associatif ; une République qui fait confiance à ses ressources humaines, sa plus grande force. Nous devons ainsi passer d’une société de consommation à une société privilégiant le don.

La République doit également faire à nouveau le pari de l’intelligence. La diffusion de la culture et des techniques scientifiques est une priorité nationale.

Elle doit repenser son système de santé, de sécurité alimentaire, de gestion sobre des ressources. Le futur modèle de société doit être construit collectivement.

Elle doit réinventer son contrat social à travers ses territoires. Le retissage du lien social doit se construire au niveau local.

Elle doit repenser son école. Il faut que tous les Français s’approprient les nouvelles missions de l’école de la République.

La République doit enfin rayonner dans le monde. L’engagement civique et bénévole au profit de grandes causes devrait être rendu obligatoire pour tous les jeunes.

Au fond, la République est le contraire de ce sentiment de délitement et d’abandon qui flotte partout. Par sa nature même, elle rend toutes les victoires possibles.

Mme Carole Delga. Comme je vous ai déjà transmis, avec mes collègues Alain Calmette et Frédérique Massat, une contribution écrite sur ce dernier thème, je concentrerai mon propos sur le sentiment d’abandon qu’éprouvent certains territoires.

Nous devons nous défaire du paradigme, aujourd’hui dépassé, de l’opposition entre les métropoles et le désert français, entre centre et périphérie, pour penser un maillage polycentrique développé dans des documents tels que les schémas de cohérence territoriale (SCOT). Certains territoires ruraux ou périurbains ont l’impression d’une relégation, d’un décrochage irréversible, quels que soient les effets redistributifs de l’investissement public décrits par Laurent Davezies.

Le cas de la Bretagne est exemplaire : des pertes d’emploi significatives très localisées dans une courte période provoquent un sentiment de désespérance et d’exaspération. Il faut donc insister sur la nécessité de créer des liens entre les territoires et de mettre en avant des lieux.

Je ne saurais contester le renforcement des métropoles que vos documents préparatoires préconisent, mais cela n’est pas suffisant. Une métropole ne peut servir de moteur à tout un territoire si l’État ne crée pas les conditions de la diffusion et du partage de cette dynamique. Les territoires ruraux ne peuvent se voir cantonnés au rôle de fournisseurs de ressources alimentaires et énergétiques et de pourvoyeurs d’espaces verts, tandis que le développement économique, la productivité, la compétitivité, etc., reviendraient aux métropoles.

La politique des lieux trouve une traduction dans le développement des pôles centres, annoncé par le Premier ministre. L’ingénierie d’État doit être renforcée, ou à tout le moins préservée, au niveau départemental. L’échelle régionale, en la matière, n’est pas pertinente.

L’action de l’État doit également favoriser la coopération entre les différents territoires – périurbain et urbain, urbain et rural, périurbain et rural. Les pôles de coopération et d’équilibre, que l’Assemblée devrait rétablir dans leur entièreté alors que le Sénat les a limités aux espaces ruraux, constitueront à cet égard des espaces de concertation.

Il conviendrait également de mieux associer les territoires aux contrats de plan et aux programmes européens, d’abord en permettant aux institutions locales d’être parties prenantes dans la définition des objectifs.

Les conférences territoriales de l’action publique seront aussi des lieux de discussion et de concertation qui permettront de mener des expérimentations, en reconnaissant à chaque territoire ses spécificités et la possibilité d’adapter des politiques ou de fixer des priorités. Loin de nier le principe de l’unité républicaine, il s’agit de donner à chaque territoire les moyens de son développement et à chaque citoyen la capacité de trouver sa place dans la République.

M. Marc Dolez.Le modèle républicain, dites-vous dans votre note introductive,  porte en lui-même les ressources nécessaires pour s’adapter aux grandes transformations de la société. Au-delà de cette bonne intention, on peut se demander si les pistes que vous avancez n’aboutiront pas, au contraire, à la remise en cause de l’égalité républicaine et de l’approche universaliste.

Vous préconisez notamment la clarification et la simplification de notre système territorial, peu ou prou sur le modèle territorial néolibéral. Cela ne signifie-t-il pas une France des territoires à plusieurs vitesses et une diminution du rôle de l’État garant de l’égalité entre les citoyens, quel que soit le lieu où ils habitent ?

Vous envisagez également des accommodements par rapport à la règle commune, qui pourraient se traduire par des droits spécifiques au nom de la discrimination positive. N’y a-t-il pas, là aussi, une remise en cause de notre modèle républicain ?

Mme Estelle Grelier. Je note avec intérêt, dans le sondage que vous nous avez communiqué, que le département est moins aimé que la région.

Je suis moi aussi partisane d’une clarification de l’architecture territoriale. On ne peut continuer à ignorer les stratégies développées au sein de l’Union européenne et portées par les régions. La stratégie UE 2020, par exemple, commence tout juste à trouver une traduction dans les budgets de l’Union. Comment mobiliser les régions autour des objectifs qu’elle fixe ?

Je crois par ailleurs que l’intercommunalité est la bonne échelle d’organisation. Peut-être pourriez-vous clairement désigner l’échelon administratif à supprimer, quitte à provoquer de forts mécontentements. Au moins aurions-nous un débat ! Je déplore le conservatisme des discussions actuelles, qui conduit à maintenir l’intégralité des échelons.

Par exemple, je suis favorable à l’intercommunalisation des plans locaux d’urbanisme, qui emportent aussi des enjeux de développement durable et de développement économique. Or les résistances, au sein même de notre Assemblée, sont considérables. On ne cesse de se plaindre du « millefeuille » mais on n’arrive jamais à simplifier !

Par ailleurs, il me semble que beaucoup de nos concitoyens seraient prêts à payer plus pour certains services publics, notamment en matière de retraites et de santé. Soit il existe un problème d’explication, soit la vision des politiques est faussée puisque les citoyens, d’après votre sondage, adhèrent spontanément à l’impôt. Pourriez-vous donner votre avis sur le sujet ?

Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. Dans les périodes socialement et économiquement difficiles, les repères se perdent, en particulier les repères démocratiques face à la montée des populismes et des intolérances. Nous ne pouvons faire fi de cette situation. Il faut avoir le courage d’affirmer et de défendre nos biens communs face à l’intolérance. À cet égard, nous devons rappeler que l’impôt est un bien commun, de même que les services publics.

Le fossé entre les citoyens et la classe politique, tous partis confondus, ne cesse de se creuser. Du coup, les citoyens « zappent ». Pour leur redonner confiance, nous insistons sur le lien entre démocratie représentative et démocratie participative. On parle de la crise des syndicats, mais les associations, où la moyenne d’âge est souvent élevée, sont elles aussi en crise. Parmi les nouvelles formes démocratiques, que pouvons-nous proposer pour redonner du sens à l’action de terrain ?

À l’horizon de dix ans, l’outil essentiel me semble être l’éducation et la formation, y compris la formation continue. Certains comportements sont contraires aux valeurs républicaines, et nous devons les dénoncer comme tels. Les hussards noirs de la République n’ont-ils pas écrit une grande page de l’histoire de la France ? Je ne sais quels seront leurs successeurs, mais il est nécessaire de s’attaquer aux égoïsmes qui font considérer l’enfant avant tout comme un élément du bien-être familial. Et dans dix ans, peut-être les agriculteurs seront-ils mieux représentés parmi les députés !

M. Thierry Braillard. Ayant été élevé au biberon du radicalisme, je pourrais passer des heures à parler de la République !

Ce soir, je voudrais juste vous parler de Karim, dix-sept ans, venu soutenir une équipe de football avec un drapeau algérien. Karim est sorti du système scolaire et ne sait pas quoi faire de ses journées. Il habite le quartier Mermoz à Lyon. Eh bien, je me dis que la République a failli vis-à-vis de Karim. Dans dix ans, j’aimerais ne plus rencontrer cette combinaison entre décrochage scolaire, impression d’être apatride et sentiment d’être délaissé au milieu de la société de consommation. Le renforcement de la République passera d’abord par la lutte contre la fracture sociale et spatiale.

L’enquête PISA démontre les ravages de l’inégalité scolaire. L’école était le premier vecteur de mobilité sociale, elle ne l’est plus. Mais je me dois de saluer une très belle loi, la loi de refondation de l’école de la République présentée par Vincent Peillon. Nous devrions parfois sortir des oppositions partisanes et convenir que la priorité est bien celle-là.

Mme Laure de La Raudière. Nous sommes d’accord sur le constat mais pas sur la solution.

Mme Isabelle Le Callennec. Je suis très favorable à la simplification des strates administratives territoriales. La loi de 2010 instituant les conseillers territoriaux, adoptée par la précédente majorité, présentait l’avantage de rapprocher la commune et la communauté de communes ou d’agglomération d’une part, le département et la région d’autre part. Elle laissait à chaque territoire une certaine liberté pour imaginer des schémas originaux prenant une forme contractuelle. Le conseiller territorial, saisi à la fois des affaires du département et de celles de la région, pouvait amener, à terme, à l’étape 3 de la centralisation. Les choix actuels conduiront au contraire au summum de la complexité.

Si l’objectif – que je crois partagé – est d’avoir une organisation politico-administrative efficace, lisible et permettant, si possible, des économies et des mutualisations, nous risquons de passer à côté. Les discours en appellent à la décentralisation et à la déconcentration, mais nous n’y sommes toujours pas parvenus dans les faits.

Selon le sondage que vous nous soumettez, d’ailleurs, seuls 43 % Français souhaitent que l’État ait davantage de pouvoir à l’avenir. Pour l’Union européenne, le taux est de 44 %. En revanche, les collectivités, qui symbolisent la proximité, enregistrent des scores bien meilleurs. Lorsque tout semble instable à l’extérieur, on a tendance à se raccrocher au niveau local. On le voit en Bretagne : la population souhaite disposer d’une capacité locale d’intervention et d’action ; elle souhaite aussi se démarquer de débats nationaux qui nous enferment parfois dans des postures politiciennes, alors qu’à l’échelle d’un territoire ou d’une région on est capable de se rassembler autour de l’intérêt général.

Pensez-vous que notre pays pourra aller au bout de la décentralisation et de la déconcentration ? Si la France n’est pas mûre pour cette évolution, on peut nourrir des doutes quant à sa capacité à s’intégrer dans le fédéralisme européen que nous évoquions.

M. Matthias Fekl. Il est intéressant de rapprocher le thème de la République et celui de l’Europe. Nombreux sont en effet ceux qui se demandent si la République est compatible avec l’Europe et si la construction européenne ne constitue pas une remise en cause de la République. Le défi qui se présente à nous est de leur montrer que l’Europe est notre avenir et que la République peut rester notre identité. Le risque serait de laisser la République devenir une valeur incantatoire et abstraite. Il nous incombe donc de ne pas laisser sa devise et ses institutions devenir des coquilles vides.

L’égalité, en particulier, reste pour beaucoup une notion abstraite. Sa concrétisation par l’école est devenue théorique. De nombreux jeunes très talentueux sont convaincus que certains parcours ne sont pas faits pour eux, parce que leurs parents font tel ou tel métier ou qu’ils n’habitent pas une grande ville. Ces interdits installés dans les têtes, il faut les faire tomber, faute de quoi la République, ne correspondant plus à rien, ne sera plus un ciment mais une source d’énervement !

L’argument est le même pour la laïcité, que nous devons en permanence réaffirmer et actualiser. C’est un élément du vivre ensemble en France. Néanmoins, elle peut facilement être détournée de son objectif pour devenir un instrument de stigmatisation à l’égard d’une religion donnée.

Si nous voulons tenir la promesse républicaine – ce que le candidat François Hollande appelait, à juste titre, « le rêve français » –, nous devons œuvrer à en concrétiser les principes et à faire tomber différents plafonds de verre. Nous demander par exemple quelle est la place du concours républicain à l’horizon 2025. Faut-il conserver ce qui a été pendant longtemps une garantie d’égalité et un outil de promotion sociale, mais qui est devenu dans beaucoup de cas un facteur de blocage ?

Ces grands mythes républicains demeurent fondamentaux dans leurs valeurs et leurs visées, mais, dans ce que vivent réellement les gens, ils finissent par donner le sentiment d’étouffer et de ne plus avoir sa place dans ce pays. Certains – ceux dont l’horizon est le plus ouvert – tentent leur chance ailleurs, d’autres restent et ruminent. Prenons garde à ne pas faire de la République un simple objet de proclamation !

Mme Sandrine Mazetier. J e suis étonnée de trouver dans votre sondage, parmi des questions très générales sur les scénarios d’avenir, une question fort précise sur les grandes écoles et les universités. Le système éducatif, de la maternelle à la formation tout au long de la vie, me paraît un enjeu bien plus vaste !

M. Jean Pisani-Ferry. Ce n’est pas nous qui avons posé la question !

Mme Sandrine Mazetier. Mais elle est significative d’un vrai problème des élites françaises. La République, c’est la possibilité offerte à tout individu de progresser, indépendamment de son origine géographique, sociale ou culturelle. L’élitisme républicain, ce ne devrait pas être des élites protégeant le système qui les a produites, et qui, comme le montre l’enquête PISA, se reproduisent à l’infini.

Alors que l’on développe à l’envi le vertige identitaire et la dépression autour du thème de la République en danger, on oublie de rappeler à quel point la République fonctionne dans notre pays. La France intègre, promeut, raconte une histoire et se vit comme ayant encore un message à porter à la face du monde. Nous ne voyons que les blessures et les atteintes, pas les réussites. Du reste, la colère que suscite le non-accomplissement de la promesse républicaine est bien la marque de l’ancrage profond de l’idée républicaine dans le pays, je dirais même de sa passion républicaine. Celle-ci touche aussi les générations les plus jeunes. Elle affleure dans des comportements qui peuvent paraître anti-républicains mais qui ne sont qu’une interpellation lancée à la promesse républicaine.

Je suis toujours frappée du caractère très actuel de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce texte, écrit pourtant il y a fort longtemps dans une société qui n’avait rien à voir avec la nôtre, ne contient ni trop ni trop peu et répond à un nombre infini de problèmes. Chaque fois que je le relis, j’admire la sagesse et la vision des anciens.

Devant le terrorisme, l’hyperviolence et la folie humaine, toutes les victimes sont à égalité. Celles de Mohamed Mehra – des militaires, des enfants – racontaient quelque chose de l’histoire de notre pays, et également de ce qu’est l’armée française. Lorsqu’un adolescent soutient l’équipe d’Algérie, certains se prennent encore à douter de la jeunesse de ce pays ; pourtant, il y a vingt ans, personne n’aurait trouvé à redire à ce qu’un enfant d’origine portugaise soutienne l’équipe du Portugal ! Pensons à la force de la République, y compris lorsqu’elle est interrogée de cette façon !

Et si l’on se réfère aux succès de cinéma et aux personnalités les plus appréciées des Français, toutes générations, origines et conditions sociales confondues, on voit aussi que le vivre ensemble ne va pas si mal que cela.

Parmi les scénarios que vous proposez, il en est un, toutefois, qui me semble incompatible avec la tradition et le projet français : la discrimination positive et ce qui l’accompagne, notamment les quotas. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne parle pas d’individus sexués, ou ayant une orientation sexuelle particulière, mais de citoyens égaux, « sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». C’est de cette pâte que la France est faite, et c’est ce qui permet de résoudre, à la française, bien des problèmes quotidiens.

Nous devons en revanche nous donner les moyens de lutter effectivement contre les discriminations et de les sanctionner. Letesting,par exemple, permet de vérifier assez facilement qu’un propriétaire ne refuse pas de prendre un locataire de couleur, qu’un employeur respecte l’égalité entre les hommes et les femmes en matière de salaires, d’accès à la formation, etc. Je suis pour une vérification concrète et pragmatique de l’application de la promesse républicaine, sachant que, par définition, le projet n’est jamais accompli.

Je terminerai en soulignant l’injonction paradoxale à laquelle la jeunesse de notre pays est soumise. Lorsque j’étais jeune, on nous disait que l’Europe nous permettrait de faire nos études dans différents pays, que nous changerions plusieurs fois de travail au cours de notre carrière, que nous devions bouger... Or, on vit aujourd’hui comme un drame que des jeunes Français partent travailler à l’étranger. Nous leur demandons depuis des décennies d’aller voir du pays ; maintenant qu’ils le font, ce serait le signe de la chute de la France ? Soyons cohérents ! Le sentiment d’appartenance multiple – on est à la fois de sa commune, de sa région, européen, supporter de telle équipe de football, etc. – est aussi, d’une certaine manière, l’accomplissement du projet républicain d’affranchissement des conditionnements et des dominations verticales, qui supposaient l’appartenance à une seule communauté, à un seul terroir, à unbro,comme diraient les Bretons. Ce n’est donc pas une mauvaise nouvelle, et ce n’est pas incompatible avec un fort sentiment d’appartenance à la France.

Mme Laure de La Raudière. Comment définir le modèle républicain dans dix ans ? J’ai pour ma part une idée assez simple : quel que soit le milieu social, le territoire, le sexe, les origines de chacun, on doit pouvoir progresser dans l’échelle sociale. Dans tous les dispositifs que l’on a mis en place, ne s’est-on pas éloigné de l’essentiel, qui est de répondre à cet objectif ? Ne faut-il pas aller vers plus de simplification et de pédagogie ?

En matière scolaire, par exemple, je suis favorable à plus d’autonomie pédagogique : une classe où 50 % des enfants parlent mal le français est très différente d’une classe où aucun enfant n’a d’abord à apprendre la langue. Il faut donc être plus souple en matière de pédagogie et d’accompagnement, et engager des moyens différents selon les territoires.

Quoi qu’il en soit, nous devons d’abord nous mettre d’accord sur la définition de l’objectif et sur le chemin pour l’atteindre, plutôt que d’accumuler, comme on l’a fait jusqu’à présent, des lois et des réglementations en se disant, pour se donner bonne conscience, que cela marcherait.

Concernant les institutions territoriales, les Français souhaitent avoir un échelon de proximité – commune et intercommunalité, qui, dans la majorité des cas, fonctionnent bien ensemble –, et un échelon d’aménagement du territoire pour les services publics structurants – tels que l’éducation nationale ou la santé, ce qui suppose une plus grande décentralisation qu’aujourd’hui –, qui serait la région. Comment, dès lors, passer du département à la région, en n’oubliant pas les pays, les futurs pôles ruraux d’aménagement et de coopération, les métropoles et toutes les autres structures qui se sont empilées au fil du temps ?

À l’échelon national, enfin, les Français attendent que l’État soit concentré sur les fonctions régaliennes. Cette organisation aurait le mérite de la clarté. La complexité actuelle n’est pas propice à l’adhésion au modèle républicain et au consentement à l’impôt. Nous mettions tout à l’heure en doute la pertinence de donner des compétences à l’Union européenne en matière de sport et de tourisme. Nous pourrions faire de même au niveau national.

M. le président Claude Bartolone. S’il est bien quelque chose que vous devez nous aider à dire, monsieur le commissaire général, c’est le formidable optimisme que l’on peut nourrir pour la France. Malgré leFrench bashinget malgré tous nos défauts, je trouve, dans la plupart des pays où je me rends, que l’on nous regarde plutôt avec envie. Notre système de santé, nos infrastructures, nos paysages font envie. Lorsque Toyota avait voulu venir s’installer en France – j’étais alors ministre délégué auprès de Martine Aubry dans le gouvernement Jospin –, nous nous étions réparti les argumentaires sur le code du travail, les 35 heures, les impôts. Or, les responsables se sont enquis en premier lieu de la qualité de nos hôpitaux, de nos universités, et de la régularité des lignes aériennes pour le Japon !

Si le modèle républicain rencontre des difficultés, c’est d’abord parce que beaucoup de nos compatriotes ne demandent qu’une seule chose : y entrer.

En matière d’organisation administrative, il nous faut définir des territoires solides et solidaires – qui ne sont pas forcément les mêmes partout sur l’hexagone. On se bat, par exemple, pour décrocher le logo « métropole », mais il n’y aura que deux métropoles en France : l’agglomération parisienne et l’ensemble Grenoble–Lyon–Saint-Étienne. Cette configuration est indispensable pour entrer dans le flux international. Mais en Corrèze, par exemple, le niveau intercommunal est pertinent, le département assurant la péréquation sociale et fiscale.

Permettez-moi d’évoquer aussi la Seine-Saint-Denis et le rapport PISA. Même dans mon département, les écoles de la Républiques où l’on réussit et celles où l’on échoue sont connues. L’enquête PISA montre que, lorsqu’on est pauvre, on a toutes les chances d’avoir l’école des pauvres, et que le simple accès à l’instruction ne peut compenser les manques qui existent dans certaines familles en matière d’éducation.

En vérité, beaucoup de nos compatriotes se disent qu’ils ne peuvent pas entrer dans la fable que les politiques leur racontent. Tous ces beaux discours sur la République, pensent-ils, ne sont pas pour nous ! Les déterminismes sociaux sont trop importants, l’école trop inégalitaire. En dehors de Sciences Po, qui a fait des efforts, les grandes écoles reproduisent les mêmes couches sociales.

Pour autant, je ne crois pas que la France soit raciste. Il suffit de visiter nos hôpitaux, nos universités, nos associations, pour constater que le point de non-retour est atteint en matière de diversité. Le temps où l’immigré était cantonné aux emplois de sécurité ou de nettoyage est révolu. Voyez aussi les mariages mixtes et le taux de natalité : en deux générations, la capacité d’intégration de la France a de quoi impressionner.

Nous avons trop tendance à tenir des discours de dénonciation, là où nous devrions faire ressortir l’importance de notre patrimoine commun.

Par ailleurs, je me méfie beaucoup de l’idée de démocratie participative. Si elle reste à l’état de slogan, si on ne l’associe pas à un vrai projet politique, ce sont toujours les mêmes que nous verrons participer. Je me rappelle une réunion au Mirail, à Toulouse, lorsque j’étais ministre de la ville. La politique de la ville doit être une « coproduction » des habitants, disait-on. C’était beau. Mais je vois encore une dame africaine venir expliquer qu’elle se levait à 5 heures 30 le matin pour aller faire le ménage dans les bureaux, ses enfants restant seuls jusqu’à l’heure de l’école. Elle téléphonait à l’établissement pour vérifier s’ils étaient arrivés. Le soir, elle faisait de nouveau le ménage dans les bureaux, les enfants devaient rentrer seuls. Elle-même arrivait enfin à 22 heures. « Et vous voudriez en plus, nous dit-elle, que je vienne vous dire ce que vous devez faire ? Faites votre boulot ! ».

Du reste, sans la capacité de maîtriser les mots, les pauvres n’auront pas l’accès à la parole. En revanche, dans nos collectivités locales, on retrouve souvent les mêmes interlocuteurs. Pour certains, la démocratie participative, c’est tous les jours ! Ils ont les numéros de téléphone des élus, ils savent où les rencontrer pour faire passer leurs messages. Pour d’autres, il y a une barrière.

C’est pourquoi nous devons insister sur ce que représente la France. Nous sommes la cinquième puissance mondiale. Nous avons une langue extraordinaire dont le nombre des locuteurs va encore s’accroître dans le futur. Nous sommes au quatrième rang pour les prix Nobel. Bref, le patrimoine est immense. Sachons y donner accès à ceux qui n’osent y prétendre aujourd’hui.

Je vous invite enfin, si vous avez des amis qui se sont « évadés » à Bruxelles pour des raisons fiscales, à leur rendre visite pour voir la vie qu’ils mènent. Heureusement pour eux qu’il y a l’Eurostar, qui leur permet de profiter de notre beau pays tout en passant le nombre de nuitées requis en Belgique !

Vraiment, n’entrons pas dans le futur à dix ans par une porte dérobée.

M. Jean Pisani-Ferry. Je comprends les mises en garde de certains intervenants concernant des modèles qui ne sont pas exactement les nôtres. Si nous avons cédé quelque peu à cette tentation dans nos notes d’introduction, c’est que nous voyons aussi les limites des dispositifs actuels.

Letestingque vous évoquez, madame Mazetier, met en évidence des inégalités encore considérables en termes d’accès à l’emploi.

Mme Sandrine Mazetier. Condamnons !

M. Jean Pisani-Ferry. La condamnation des contrevenants ne peut constituer une stratégie. Il ne s’agit pas forcément de racisme : employeurs ou bailleurs ont simplement tendance, par confort et par sécurité, à prendre les gens qui leur ressemblent.

En même temps, ce qui nous remonte par nos échanges et nos sondages, c’est un attachement très fort au noyau dur du modèle républicain, à commencer par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Beaucoup d’entre vous ont parlé de l’école avec force. La proviseure du lycée Jacques-Brel à Bobigny nous disait que son travail était de faire naître l’ambition, de montrer à ses élèves, par un travail d’information, que tous les parcours étaient possibles pour eux. La question n’est pas tant celle des capacités que celle de l’élargissement des possibles.

Le commissariat général aborde la question territoriale sous l’angle économique, où il a le plus de légitimité et de compétences. L’économie moderne s’accompagne de phénomènes d’agglomération et de métropolisation. Il faut donc que notre carte politique et administrative favorise la diffusion des effets de la croissance autour des métropoles. Une telle carte, bien entendu, est plus complexe qu’un découpage réalisé selon des critères strictement géographiques.

Non seulement vous nous demandez de simplifier, mais vous voulez – à raison – que nous désignions ce qu’il faut simplifier. J’entends bien ce message, mais je ne crois pas que nous ayons la légitimité pour recommander la suppression de telle entité administrative ou politique. En revanche, nous nous exprimerons sur la bonne adéquation entre carte politique et carte économique.

Le sujet de l’appartenance multiple est souvent revenu dans nos discussions. Contrairement à ce qui se passait au début du XXe siècle, l’appartenance multiple se manifeste à travers les technologies et la multiplication des contacts qu’elles permettent. On ne doit pas en faire un abcès de fixation. Il faut accepter que les individus ne soient plus aujourd’hui dans une logique d’assimilation, comme ils ont pu l’être il y a cinquante ou cent ans, lorsque l’on arrivait par bateau et que l’on ne pouvait envisager de revenir chez soi que par bateau des années plus tard. La fidélité à nos principes implique aussi de comprendre que la société change en profondeur. On ne peut seulement rêver d’un modèle reflétant un monde qui n’est plus le nôtre.

En tout cas, nous vous sommes très reconnaissants, mesdames et messieurs les députés, de nous avoir délivré ces idées claires. Nous en ferons bon usage !

M. le président Claude Bartolone. Nous aussi, nous vous sommes reconnaissants. Les élus ont par la force des choses le regard rivé sur l’événement. Vous nous avez permis de nous inscrire dans un temps plus ample que celui du législateur.

 

Le dîner de travail s’achève à vingt-trois heures cinq.