Clôture du colloque intitulé « Les Déportés et leur famille : de l’expérience à la mémoire »

Clôture colloque de l'amicale du camp de concentration de Dachau
Vendredi 4 avril 2014 à 16h
Salle Lamartine, Assemblée nationale

Monsieur le Ministre,
Monsieur le Président de l’Amicale de Dachau,
Madame la Directrice du Mémorial de Dachau ;
Mesdames, Messieurs,

L’Assemblée nationale est le lieu de discussion et de vote de la loi. C’est aussi un lieu vivant de débat, de science et de connaissance. Je suis très heureux que des journées comme celles-ci aient lieu dans nos murs. Si la politique est l’Histoire en train de se faire, alors l’Histoire est ici chez elle. L’Histoire, qu’elle soit glorieuse ou misérable, qu’elle soit douloureuse ou victorieuse.

La réalité et les enjeux historiques de l’expérience concentrationnaire nazie ne feront, je pense, jamais l’objet d’un regard froid. Faut-il le déplorer ? Certains le feront.

Les historiens, et il en est dans cette salle de prestigieux, s’efforcent depuis Thucydide de regarder, d’étudier un phénomène historique avec l’œil, non seulement de l’impartialité, mais surtout de la rigueur des faits. L’historien aime à canaliser les passions historiques, à maîtriser les émotions que l’événement déclenche. Est-ce possible face à la Seconde guerre mondiale ? Est-ce possible face aux camps de concentration ? Est-ce possible face au camp de Dachau ? Non seulement je ne le crois pas, mais, à la réflexion, je ne le souhaite pas. Et si la vérité d’un évènement n’était pas aussi dans le fait qu’on ne puisse jamais, jamais l’accepter ?

L’année 2014 fut rythmée par les commémorations du 70ème anniversaire de la Libération du territoire français. Ces commémorations, des plages de Normandie aux salles de colloque sur la réalité concentrationnaire, des lieux de la Libération de Paris aux côtes de la Méditerranée, n’étaient pas des rituels froids. Au contraire, à chacun de ces moments, nous entretenons, nous ranimons la flamme des valeurs fondamentales qui fondent le métier de citoyen, de citoyen d’un pays libre. A chacun de ces moments, nous réaffirmons notre vigilance collective face à ce qui peut dégrader l’esprit public.

Je remercie l'amicale du camp de concentration de Dachau d’exercer continuellement cette vigilance. Je la félicite, notamment, d’avoir su réussir à passer le flambeau aux générations qui suivent, celles qui n’ont pas connu la guerre, celles, pour la plus jeune, qui connaît peu de témoignages directs de l’infamie. Dachau, ces deux syllabes font frémir. Dachau, c’est l’un des plus anciens camps de concentration. Le camp ouvre dès mars 1933, quelques jours après la prise de pouvoir d’Adolf Hitler. Avant même toute conquête de l’armée nazie, il est la preuve que l’univers concentrationnaire précédait, dans ce régime, toute autre action. L’affirmation, par tous les moyens, de la primauté de l’identité raciale signifiait, immédiatement, dès la prise de pouvoir, l’exclusion de parties entières de la population.

En avril 1945, le jeune François Mitterrand est aux côtés, au nom du gouvernement du général De Gaulle, du général américain Lewis. Il assiste alors à l’ouverture du camp de Dachau.

Dans ses Mémoires interrompus, il racontera l’horreur de ce que l’armée américaine découvre, « la mort partout » comme il dit, et ces déportés encore vivants, si faibles, dont on craint tant qu’ils meurent de faiblesse avant de revoir leurs familles, ces déportés dont pas un ne pèse plus de quarante kilos, quelquefois moins de 30, ces déportés que les libérateurs ne peuvent pas emmener puisque le typhus règne. Il raconte trouver Robert Antelme, mourant, qui racontera l’enfer qu’il a vécu dans l’Espèce humaine, ce livre, comme l’écrivait Maurice Blanchot, « dont on ne revient pas ».

Dans ces pages, François Mitterrand raconte son désespoir de ne pas pouvoir, à cause du typhus, ramener Robert à sa famille. Le colloque d’aujourd’hui était profondément intéressant, saisissant, justement, par l’évocation de ces familles. Il est vrai qu’on en parle si peu.
160 000 personnes furent déportées. 75 000 juifs, parce qu’ils étaient juifs, 85.000 pour des raisons, comme disaient les infâmes bureaux allemands et vichyssois, « politiques ».  35 000 sont revenues en France.

Le retour des déportés survivants a été une succession de moments à la fois superbes et terribles, dramatiques et merveilleux. A lire ou entendre les témoignages, on est songeur devant la capacité des êtres humains à endurer, à supporter, à survivre, à des émotions aussi extrêmes, aussi inimaginables, ne serait-ce qu’à concevoir. Revoir un fils, une fille, une mère, un frère qu’on croyait mort, le revoir dans un état physique désespéré, s’acharner à trouver un endroit, en France, qui pût le soigner, le faire revivre. Réapprendre à se nourrir, mais aussi réapprendre, pour beaucoup, à marcher, et quelquefois, souvent, réapprendre à parler. Réapprendre à prendre conscience du temps, où l’unique moyen de ne pas la perdre a été d’inscrire avec un bout de bois des lignes sur un mur représentant les jours, avec un trait plus long pour les dimanches. Voilà ce que connaissaient les familles, au milieu de la joie intense de revoir un proche vivant, survivant de l’enfer, survivant de la barbarie.

L’État renaissant, héritier de l’action sociale des mouvements de Résistance, se trouva bien entendu débordé par les actions de rapatriement, de prise en charge sanitaire et alimentaire des déportés.

On sait le rôle du Comité des œuvres sociales des organisations de Résistance (COSOR) dans l’organisation de ces actions.

Il n’a pas toujours été facile de se confronter à ce qui se passait dans le cœur des familles. On n’en parlait pas beaucoup, pas tant que cela. J’ai en tête, comme beaucoup de Français, le récit poignant de Marguerite Duras, dans son livre la Douleur, des retrouvailles de son mari Robert, le même Robert que François Mitterrand a retrouvé à Dachau. Quand elle publie la Douleur, dans les années 1980, elle dit dans l’exergue avoir retrouvé ce manuscrit, un manuscrit qui est de sa main, mais qu’elle ne se souvient plus avoir écrit. La vie a repris, mais a, souvent, enfoui ces sensations de vertige et de tourbillon de souffrances.

Il y a quelques mois, ici même, j’inaugurais une étape de l’exposition « les Juifs de France dans la Shoah » qui replaçait devant nos yeux l’horreur nue de la persécution des Juifs en France durant ces sombres années.

Comme nous étions à l’Assemblée nationale, et en étant confronté à cette période si sombre de notre Histoire, je repensais à Léon Blum, à Vincent Auriol, à Marx Dormoy, à Paul Giaccobi, à Léon Martin, Augustin Malroux, Jules Moch, Paul Fleurot, Justin Luquot, Séraphin Buisset, François Carmel. Ces députés étaient parmi les 80 qui refusèrent, le 10 juillet 1940, de voter oui, à la demande de pleins pouvoirs de Philippe Pétain. Ils étaient 80, et 569 votèrent oui. Et je ressens la même sensation en cet après-midi. En livrant l’Europe à la furie exterminatrice d’une volonté technicienne implacable, la lâcheté de 569 représentants du peuple démocratiquement élus a triomphé d’institutions qui auraient dû résister. Je n’oublie pas, n’oublions pas, que certains déportés n’ont jamais vu d’uniformes allemands avant leur descente du train.

Votre colloque d’aujourd’hui n’est donc pas un objet froid. Au plus profond de nos cœurs, il fait écho à notre ardeur à défendre ce pays libre, cette Déclaration des Droits de l’Homme que 569 députés ont trahie un jour d’été il y a 75 ans.

Il fait écho à cette indifférence à la barbarie que l’on constate si souvent au cœur même de la civilisation, dont l’éradication requiert une attention de tous les instants, un esprit vigilant. La lutte contre la haine, le combat contre l’antisémitisme, la promotion de la paix, le respect de chaque être humain, la promotion de nos valeurs, qui, lorsqu’elles appartiennent aux Droits de l’Homme, ne sont pas culturelles, mais universelles, inspirent non seulement notre vision de l’Homme, mais aussi notre action quotidienne.

Car qu’y avait-il dans l’esprit de ces familles qui attendaient le retour des déportés ? Il y avait une condamnation sans appel d’un monde qui avait laissé faire cela. Et il y avait un désir acharné de construire quelque chose de nouveau. Entre 1944 et 1946, quelques mois ont changé la face du monde, quelques mois ont fait mentir tous les réflexes de l’individualisme. Quelques mois ont suffi pour que la meilleure réponse à la barbarie de la force pure soit la création de la Sécurité sociale, l’affirmation de l’État providence, la sanctuarisation des services publics, la protection sociale contre le chômage, contre la maladie, contre les faiblesses du sort. Être fidèle à ces familles, c’est aussi être fidèle à cela.

C’est ne pas faire marche arrière vers un monde où certains, si favorisés, se sont sentis un jour si puissants, qu’ils se sont dits qu’ils n’étaient plus un peuple mais une race, promis à toutes les impunités.

Je vous remercie, en cet après-midi, de nous rappeler à notre première des tâches, celle d’être digne de quelques glorieux aînés à qui nous devons notre liberté.  A qui nous devons cette idée si simple, si belle, si puissante, si bouleversante, mais si fragile, l’égalité.

Merci à tous.