Discours de M. le Président
Colloque François Mitterrand
Les années d’alternance 1984-86/ 1986-88
Mercredi 21 janvier 2016
Hôtel de Lassay
Mesdames, Messieurs les ministres,
Mesdames, Messieurs les parlementaires, chers collègues,
Monsieur le Président de l’Institut François Mitterrand,
Mme Mazarine Pingeot, M. Jean-Christophe Mitterrand,
M. Gilbert Mitterrand,
Bienvenue à tous à l’Assemblée nationale en ce 21 janvier, non pas pour parler de la mort du Roi, mais de ce que cet événement a rendu possible : un moment de l’histoire de la République. L’Assemblée nationale est un lieu que François Mitterrand connaissait bien, pour y avoir tant plaidé la cause des peuples.
Avant de devenir ce sphinx de la politique, cet homme d’Etat si fameux, si célébré pour sa sagesse, sa vision et sa discrétion, François Mitterrand fut pendant de longues années un député véhément, le député de la 3ème circonscription de la Nièvre, entre 1946 et 1981, avec une petite retraite au Sénat après le coup d’Etat de 1958. Durant toutes ces années, en-dehors de ses mandats ministériels durant la IVème République, il a été un député plein, dont les accents rappelaient les plus grands tribuns de l’histoire parlementaire. Il a occupé la tribune d’une éloquence chaude et persuasive, lançant des attaques acérées contre plusieurs gouvernements, utilisant avec ampleur ce que la philosophie politique appelle l’exercice de la souveraineté populaire.
Bien entendu, les Français, aujourd’hui, surtout les plus jeunes, connaissent moins ce Mitterrand-là. Il est vrai que chaque Français conserve son Mitterrand à lui, son angle, sa part de lumière avec son interprétation personnelle. Ainsi, en réfléchissant à mon introduction de ce matin sur François Mitterrand, je me rappelais le même exercice que j’ai dû faire, il y a bientôt deux ans, sur Jaurès, pour le centenaire de la disparition du glorieux fondateur du Parti socialiste.
Je me suis rendu compte, en plongeant dans les textes, les discours du grand Jaurès, que chacun avait son Jaurès et que chacun voulait le faire rentrer dans ses propres idées contemporaines. On le voulait révolutionnaire, réformiste, slavophile, atlantiste, ouvriériste, pro-business, catholique, laïque, pacifiste mais pas toujours… Bref, on ne s’y retrouvait plus, préférant alors se confier à l’icône surplombante et rassurante de l’idole inspirée. Ce qui est vrai pour Jaurès l’est aussi pour François Mitterrand.
Chacun a son Mitterrand : le Mitterrand étudiant de l’entre-deux-guerres, le Mitterrand évadé et Résistant, le Mitterrand aspirant écrivain, le Mitterrand révolutionnaire anti capitaliste, le Mitterrand européen, le Mitterrand rassembleur, le Mitterrand combattant d’une première gauche. Chacun a le sien, sans doute, et il serait indélicat de s’efforcer de le violer dans le cœur des contemporains. Comme avec Jaurès, j’essaierai d’être humble et de ramener à nous quelques évidences, à notre monde si prometteur mais si ravagé par ce qu’il appelait déjà « les puissances de l’argent ».
Soyons humbles.
La première chose à dire sur François Mitterrand, sur celui que j’ai connu à la fin des années 1970, qui venait nous soutenir, à l’époque, en Seine-Saint-Denis, sur celui que nous avons tant soutenu ensuite, c’est que, sans lui, nous ne serions pas là. Sans lui, nous ne serions pas ce que nous sommes. François Mitterrand avait une vision du destin, du destin des hommes. Il en avait une vision tellement fine que nos destins, à nous ses immédiats contemporains ou ses héritiers, en ont été profondément modifiés.
François Mitterrand avait cette faculté fascinante de ne jamais proférer une parole sans qu’elle soit liée à une vision.
Enfant profondément français, des campagnes du centre du pays, aimant plus que tout la littérature, la poésie, les vallons, les populations de cette France qui étonnait tant le monde par son charme multiséculaire, la profondeur de sa culture et son caractère révolutionnaire imprévisible, il ne l’a jamais oubliée. Ses paroles, en tant qu’interlocuteur comme en tant que dirigeant, n’étaient jamais des mouvements d’humeur d’une pensée répétant ce qu’elle entendait à la radio, dans un cercle bourgeois, au sein d’une classe sociale.
D’une certaine manière, il était davantage le contemporain d’un mémorialiste du Grand Siècle que d’un éditorialiste d’un magazine de son siècle.
Il ne réagissait jamais avec légèreté à ce qu’on appelle aujourd’hui une « news ». A l’occasion de sa célèbre déclaration télévisée sur son opposition à la peine de mort, on se souvient de sa phrase « et je n’ai pas besoin de lire les sondages ». C’est sans doute une des phrases les plus emblématiques de cet homme qui embrassa tant de destins : il n’avait, en effet, pas besoin de lire les sondages car il avait une vision de la politique qui devait accomplir deux missions.
1) La première, c’était d’être l’Histoire en train de se faire.
L’homme politique ne pouvait pas, selon lui, se laisser aller à ce que recherchent, à toutes les époques, tant de mondes : les honneurs, les mondanités, le confort, l’assentiment des puissants. Non, l’homme politique devait avec ascèse, j’emploie le mot « ascèse », toujours tenter de comprendre les forces historiques prometteuses, les grands mouvements des peuples, l’état objectif des contradictions sociales, dont chaque petit geste pouvait être l’incarnation.
Pour Mitterrand, il n’y avait pas de petit sujet politique, tout était lié, comme les tempêtes sont quelquefois liées aux battements d’ailes d’un papillon. Mais quelle rigueur intellectuelle cela demande ! La lecture, l’interrogation du monde, l’écoute des gens, les promenades (les fameuses promenades mitterrandiennes) n’étaient, ainsi, pas des divertissements ; c’étaient les équivalents des déambulations des scribes médiévaux dans leurs cloîtres, l’heure de la journée où l’esprit fait la synthèse des enrichissements qu’il a conquis. Mille témoignages, de vous, et d’autres, témoignent, avant même un rendez-vous diplomatique très important, de la difficulté d’extraire le grand Président d’une lecture qui le ramenait, plus que les circonstances de son agenda, à la réalité de la conscience des peuples.
La politique d’aujourd’hui devrait se souvenir de ce souffle, de cette exigence. Là où les phrases de Jaurès ou de Mitterrand argumentaient avec conviction, nos chiffres ordonnent avec arrogance. Là où les mots de Jaurès ou de Mitterrand collaient aux émotions et aux souffrances, nos pourcentages collent trop souvent aux classements et aux taux d’intérêt.
Là où Jaurès citait Leibniz et Mitterrand Montaigne, nous avons quelquefois trop tendance à citer les agences de notation.
2) La seconde mission que je ne crains pas de lui attribuer, c’est une œuvre profonde et sincère de libération.
Je ne connais pas de tribuns, ni même de penseurs, qui aient, dans les années de ma jeunesse, mis des mots aussi clairs sur les mécanismes de, on disait à l’époque « oppression », on pourrait dire aujourd’hui « conditionnement », ou « contrainte ». Souvenez-vous de ces parterres de militants et de curieux, à Toulouse, à Marseille, à Bordeaux, à Lille, à Strasbourg. Ces militants qui venaient en bleus de travail, mais quelquefois ils mettaient une veste, par respect pour le Premier secrétaire, ils avaient un béret. Mitterrand sera un des seuls à leur parler de l’inégalité devant une ouverture de fenêtre, devant ce que l’on voit autour de chez soi, de la libération culturelle comme condition de l’émancipation.
Cette dimension totale de la rupture à porter politiquement sera une des clefs de son immense succès, mais aussi des durables oppositions qu’il fit naître, dans tous les camps.
***
Mes chers amis, durant deux jours, vous entendrez des communications de gens remarquables sur une période précise de la vie de François Mitterrand, les années 1984-88. Des années compliquées, dures. Les années où la gauche mitterrandienne, dont je faisais partie avec tant d’autres dans cette salle, a expérimenté l’alternance, a su dépasser la défaite de 1986.
Les années du gouvernement jeune, plein de vie, de modernité, de Laurent Fabius. Et les années de cette reconquête incroyable du cœur des Français de François Mitterrand qui lui accordèrent de nouveau une confiance massive en 1988. Durant deux jours, cette période s’éclairera du travail, de la précision, de l’expertise de tous les intervenants. Je voudrais juste en dire un mot, un petit mot, en guise d’avertissement.
Les années 84-88 furent marquées au niveau mondial par le triomphe apparent du néolibéralisme.
Incarnée politiquement par la Première ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher et le Président des Etats-Unis Ronald Reagan, il appliqua dans le monde entier une politique sans concession d’externalisation de l’assistance, de dérégulation financière, de vente à bas prix des actifs publics et de soumission de toute idée d’égalité à une certaine idée de protection des acteurs économiques favorisés. François Mitterrand et ses soutiens furent pris dans cette tempête. Les années que ce colloque décrira sont le moment de cette Résistance.
Il savait, le grand président, que la fabuleuse décennie intellectuelle de l’après 68, marqué par le prestige des philosophes révolutionnaires français, laissait place à un tournant réactionnaire dont les plus médiatiques figures étaient alors jeunes, et aujourd’hui vieillies, mais toujours sur tous les plateaux. Il savait que la réponse à ce tsunami serait l’Europe, l’Europe qu’il imposa à Margaret Thatcher dès le sommet de Fontainebleau de 1984, dans le cadre du château des Rois de France qui lui tendaient, par-delà les siècles, le relais de la grandeur de la France. L’Acte Unique sera pour l’Histoire et les écoliers aussi important que la paix de Nimègue.
La France a résisté, et Thatcher, si elle a décimé la Sécurité sociale et les services publics chez elle, n’a pas touché à nos totems sociaux, ici en France.
Et cela, c’est un fait, c’est tout simple, et je conclurai sur cet appel à la simplicité, que j’opposerai au perpétuel discours sur la complexité mitterrandienne. Nous lisons dans Montaigne, qu’aimait tant le grand président : « la faiblesse de notre condition fait que les choses en leur simplicité et pureté naturelle ne puissent pas tomber en notre usage. Les éléments dont nous jouissons, sont altérés : et les métaux de même, et l'or, il le faut empirer par quelque autre matière, pour l'accommoder à notre service ». Faisons simple, lisons, écoutons, regardons la geste mitterrandienne comme elle est. Entre 1984 et 1988, c’était sans doute, tout simplement, les années d’une seconde Résistance pour un homme qui n’avait peur de rien, et surtout pas d’affronter, avec la force tranquille des Résolus, le monde entier.
Je vous remercie.