Colloque " Viols en situations de conflit : Soutien au projet de loi libyen protégeant les victimes de violences sexuelles"
Intervention de M. le Président Claude Bartolone
Monsieur le Ministre de la Justice,
Madame la Ministre,
Madame la Présidente de la délégation aux droits des femmes,
Mesdames, Messieurs,
Peut-on encore laisser peser « le plus grand silence de l’histoire » sur ce qui est devenu une véritable arme de guerre ?
Où que ce soit dans le monde, les guerres du XXème siècle ont impliqué et visé des civils comme jamais auparavant. Elles se sont accompagnées de stratégies de viols massifs et systématiques. Durant la guerre civile espagnole et la seconde guerre mondiale, le viol est utilisé pour terroriser les communautés ou les résistants et fournir des esclaves sexuels. En Ex-Yougoslavie, il s’agit de « mêler les sangs » dans les camps de viol. En Colombie, au Pakistan, au Rwanda, en République Démocratique du Congo, en Centrafrique…, il facilite les déplacements de populations, participe au nettoyage ethnique, détruit les capacités de reproduction ou contamine les filles et les femmes. Le viol ne peut plus être considéré par la communauté internationale comme un malheureux dommage collatéral et inévitable de la guerre.
Une première prise de conscience internationale s’est faite jour après le récit des atrocités commises en Ex-Yougoslavie. Le Conseil de sécurité de l’ONU a alors adopté la résolution 798 condamnant ces pratiques en temps de guerre. Bien que les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo n’aient pas reconnu le viol comme un crime, le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie l’inclura dans les crimes contre l’Humanité quand il est commis dans un conflit armé et dirigé contre une population civile. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda le reconnaitra ensuite comme crime de guerre et crime contre l’Humanité.
La succession des résolutions du Conseil de sécurité depuis celle fondatrice, de 2000, dite « femmes, paix et sécurité » établit maintenant clairement que le viol et les autres formes de violence sexuelle constituent un crime de guerre, un crime contre l’Humanité et un élément constitutif du crime de génocide. Ils sont aujourd’hui définitivement considérés par la communauté internationale comme des armes de guerre inacceptables, assimilables à de la torture.
Malgré cette interdiction par le Droit International Humanitaire, le viol reste malheureusement un crime de guerre fréquent. La Libye a eu à en souffrir.
On sait maintenant que l’ex-chef de l’État Libyen avait lui-même ordonné le recours systématique au viol et à l’esclavage sexuel. Souad Wheidi, la présidente d’une grande ONG libyenne, a décrit lors de son audition par le Sénat cette situation dramatique où le viol était un aspect des représailles exercées contre les populations des villes libérées puis reconquises par le pouvoir. « Des viols systématiques et massifs ont eu lieu dans chaque maison. Personne ne pouvait y échapper : les victimes étaient des femmes, des jeunes filles, des enfants et des vieillards » nous dit-elle.
Le viol méthodique, organisé et accompli avec une cruauté impensable n’épargne en effet personne. Il brise, il dégrade, il déshumanise la victime. Il blesse l’homme, le père, le frère, le fils dont on viole la femme, la fille, la sœur ou la mère, parfois devant ses yeux.
Dans ce contexte, le projet de loi proposé par le Ministre de la justice Libyen, Monsieur Salah Bachir Al-Marghani, est particulièrement important et remarquable.
D’une part, il fait écho à certains des aspects les plus novateurs des dernières résolutions du Conseil de sécurité. D’autre part il répond aux préoccupations exprimées par les femmes elles-mêmes.
Avec ce texte, les victimes de violences sexuelles durant la guerre de libération et sous le précédent régime sont assimilées aux victimes de guerre.
Toutes les violences à caractère sexuel sont retenues, ainsi que toutes leurs conséquences physiques, mentales et économiques.
Vous prévoyez, Monsieur le Ministre, une prise en charge des soins, une indemnisation, et le traitement de la situation des enfants nés des viols en évitant la stigmatisation sociale des mères et des enfants. Vous n’oubliez pas l’aide aux femmes rejetées par leurs familles, ni l’assistance juridique aux victimes dans les poursuites judiciaires contre les agresseurs et la traduction de ceux-ci devant la justice.
Autrement dit, Monsieur le Ministre, vous affirmez que les victimes de ces actes de barbarie ne sont pas coupables, et qu’elles doivent être aidées et secourues. Vous affirmez que, quelles que soient les circonstances, les viols sont des crimes, dont les auteurs doivent répondre devant la justice.
Alors que ce texte entame son parcours législatif, vous avez appelé la communauté internationale à manifester son soutien.
Monsieur le Ministre, la France et l'Union européenne appuient les efforts de vos institutions pour mettre en place des mécanismes de justice transitionnelle justes et équitables afin de lutter contre l'impunité des auteurs des crimes et violences commis pendant la révolution. La France salue à ce titre l'adoption par le Congrès Général National libyen en avril dernier d'une loi sur les tortures et les disparitions forcées, et encourage l'adoption rapide de votre projet de loi.
Nous sommes conscients des conséquences que ces violences particulières peuvent avoir sur une personne, sur une communauté et sur un pays.
Partout dans le monde, le viol est infamant. Partout dans le monde, le tabou est difficile à briser. Quand il ne l’est pas, il reste comme un poison dans la société et entrave tous les efforts de réconciliation et de construction d’une paix durable.
Les conséquences sociales de ces violences sont lourdes. La stigmatisation s’ajoute souvent à la douleur physique et morale et les victimes renoncent presque toujours à parler de ce qui leur est arrivé.
Ce silence, dans l’espoir de se protéger et d’oublier, est un piège dangereux. La barbarie prospère dans l’ombre et le secret.
Il est absolument nécessaire de s’assurer que les victimes seront prises en charge, auront accès aux soins et aux services d'assistance dont elles ont besoin pour réintégrer leur communauté, obtenir justice et recouvrer leur dignité.
La justice est un élément clé de la réconciliation. Et cela parait d’autant plus juste, que les femmes, majoritairement visées par ces violences, ont été l’étincelle déclenchante de la révolution libyenne.
Ce sont les femmes qui, les premières, ont défié l’interdiction de manifester.
Le 15 février 2011, les mères de milliers de prisonniers morts en détention sont venues se poster devant le tribunal de Benghazi avec les portraits de leurs fils. Alors que le procès venait de s’ouvrir, l’un des avocats qui plaidait leur cause avait été arrêté la veille. Ce 15 février, c’est sur un rassemblement de femmes que la police du dictateur a ouvert le feu.
Par la suite, les femmes ont manifesté, soigné les blessés, soutenu leurs fils et leurs maris avant la bataille. Elles ont nourri la population, transporté des armes, collecté de l’argent et vendu leurs bijoux pour financer les combattants de la liberté. Elles ont largement participé à la guerre de libération, et ont payé un lourd tribut. Il est donc d’autant plus légitime qu’elles soient considérées comme victimes de guerre du fait des agressions dont elles ont souffert.
Le peuple libyen a montré un grand courage et consenti de nombreux sacrifices depuis la révolution de février 2011, pour obtenir une nation plus juste, pacifique et prospère.
Des drames humains de la guerre de libération doit naitre une société dont toutes les libyennes et tous les libyens seront fiers.
Il est temps de soigner les blessures.
Il est temps de reconstruire.
La Libye a aujourd’hui besoin de toutes et de tous pour retrouver la paix, la sécurité et renouer avec le développement économique. C'est pourquoi ce projet de loi est si important pour le pays, pour les femmes libyennes et pour le peuple libyen.
Pour conclure, je veux rendre hommage à ces femmes qui ont osé briser les tabous pour raconter les agressions sexuelles. Il faut un courage exceptionnel pour dépasser la souffrance et témoigner, comme elles l’ont fait, ce soir. Je souhaite que leur courage soit un jour reconnu de tous et je veux croire que, comme au Bangladesh, ces femmes victimes qui ont joué un rôle actif dans la révolution seront alors appelées « héroïnes » de la guerre de libération.
Je vous remercie.