Cérémonie en hommage à Frédéric Chevillon
Les Éparges, 21 février 2015
Monsieur le Ministre, cher Jean-Marc,
Monsieur le Préfet,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Monsieur le Président du Conseil général,
Monsieur le Premier Vice-Président du Conseil régional, cher Thibault,
Madame la Maire de Combres-sous-les Côtes,
Monsieur le Maire des Éparges,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs les officiers et soldats,
Mesdames et Messieurs,
Nous n’avons pas connu la Première Guerre Mondiale, et pourtant il nous semble la voir et l’entendre. Les bruits d’obus, la boue des tranchées, les doigts gelés qui tentent d’écrire quelques mots sur un bout de papier froissé, les offensives aussi héroïques que sanguinaires.
Les guerres sont toujours une souffrance dans la mémoire des peuples. Certaines tentent d’atténuer cette souffrance par la gloire qu’elles leur ont procurée. La Première Guerre Mondiale, c’est tout à fait singulier. Les romans, les essais, les témoignages, les paysages ont tellement marqué notre imaginaire national qu’il nous semble l’avoir connue. C’est le cas, ici, aux Éparges. Ce lieu mythique des combats de 1914 et de 1915, ce lieu où une crête, une simple crête, fut l’objet de l’avidité guerrière de deux nations en guerre, il fut raconté par les plus grandes plumes du temps. Vous avez cité, M. le Ministre, Maurice Genevoix, qui rendit ce lieu immortel. Maurice Genevoix dont le beau-fils, l’économiste Bernard Maris, est tombé le mois dernier sous les balles des tortionnaires de l’attaque contre Charlie Hebdo, et qui savait si bien raconter les livres de son beau-père. De l’autre côté, dans le camp allemand, Ernst Jünger raconta la même bataille, dans Orages d’acier. Chaque visite dans ces sites du Nord nous renvoie avec solennité à des bruits, des fureurs, des odeurs et des peurs que nous voudrions ne plus jamais revoir en ce monde.
Nous commémorons aujourd’hui un député mort en héros, mort pour ce peuple qu’il représentait.
Il est mort comme un représentant du peuple en mission de 1793, comme un député sur les barricades contre le coup d’État de Louis Bonaparte en 1851, il est mort en citoyen.
Vous avez, M. le Ministre, retracé avec précision la carrière du député Frédéric Chevillon. En tant que président de l’Assemblée nationale, je voudrais rendre hommage à tous ces députés qui non seulement se sont sacrifiés sur le front, et n’ont, lors de leurs séjours à Paris, jamais abdiqué leur activité législative, donnant ainsi un exemple d’amour de la démocratie unique dans l’Histoire.
Sur le front tout d’abord. Je pense aujourd’hui, face à ces vallons et à ses terres jadis meurtris, aux vingt employés de l’Assemblée nationale morts au conflit et aux seize députés morts pour la France, dont Frédéric Chevillon. Seize, je devrais dire dix-sept, car le premier d’entre eux fut bien sûr Jean Jaurès, assassiné par le belliciste Raoul Villain et qui paya de sa vie son ardeur à promouvoir un monde de paix, indissociable de son idéal social.
A Paris ensuite. Frédéric Chevillon, député de Marseille, maire d’Allauch, avait mis un point d’honneur, avec ses collègues, à ne jamais faire abdiquer la liberté.
Le moment parlementaire français entre 1914 et 1918 est unique au monde. Engagée dans le plus effroyable conflit qui soit, la France maintient son fonctionnement parlementaire, contre toutes les peurs, et sans abdiquer face aux tentations de dictature militaire. Comme le remarqua justement le président de l’Assemblée nationale Paul Deschanel, « ce sera l’éternel honneur de notre pays d’avoir su faire face au plus grave bouleversement de tous les âges sans avoir touché aux lois ». A tout moment jusqu’à l’armistice, l’Assemblée débat des projets gouvernementaux de René Viviani, d’Aristide Briand, de Georges Clemenceau, les amende, les infléchit, les vote. La préservation du travail parlementaire montre que la liberté et la démocratie pouvaient conduire à la victoire. Dès le 22 décembre 1914, après un bref repli à Bordeaux, le président du Conseil Viviani convoque le Parlement, propose un budget, et reconnaît que même en ces temps de guerre, la souveraineté, qui appartient au peuple, n’est déléguée qu’au Parlement.
Les parlementaires travaillaient, mais les parlementaires se battaient. Ici, à l’assaut de cette crête depuis si célèbre, Frédéric Chevillon est mort.
Comme son successeur, François-Michel Lambert, il quittait souvent son Midi natal, cette terre méditerranéenne de lumière, de chaleur et de pêcheurs, pour porter à Paris la voix d’une Nation indivisible. Nous ne sommes plus là pour juger la guerre de 14. Dans les périodes de mondialisation, les courses à l’hégémonie aboutissent à des fanatismes et à des déterminations belliqueuses qu’il faut savoir domestiquer. J’espère que, successeurs de Ceux de 14, à notre modeste place, nous y parvenons. Mais, quand on voit cette crête, cette terre, ce village, ce monument aux morts, on ne pense plus aux causes historiques, on ne pense plus à ceux qui avaient raison et ceux qui avaient tort, à ceux qui voulaient prendre Berlin en six moins, à ceux qui rêvaient de révolution européenne, à ceux qui aimaient trop la guerre. Non, on pense à un homme, député de sa ville, qui a sans doute pensé à sa terre familiale, dans un éclair, au moment où une balle ennemie lui coupe le fil de la vie. Il venait d’une terre qu’il aimait, il mourait sous un ciel qui n’était pas le sien.
Et pourtant, Marseille comme les Éparges, c’est la République.
Cette République qu’il servit après son père comme représentant du peuple, cette République qui a su si bien faire de tous les territoires français une somme métissée de volontés communes, de protection universelle et d’affirmation de Droits inaliénables. Frédéric Chevillon est mort pour défendre une crête. Mais son nom est gravé pour l’éternité pour avoir défendu une République tellement plus grande que nous.
La nation française sut survivre à de grands malheurs pour s’affermir, pour grandir, pour s’épanouir. Aujourd’hui, la République garde le souvenir de ces citoyens qui n’avaient peur de rien et qui attendaient tout de ce siècle qui naissait. Cent ans plus tard, nous leur devons l’honnêteté de concéder que nous n’avons pas tout réussi. Vingt-cinq ans plus tard, les Éparges virent traverser une autre armée allemande, avant que l’aventure européenne ne porte la promesse de la paix sur des fondements autrement plus solides, puisqu’elle était fondée sur la raison, la justice et la volonté politique, et non plus sur des rapports de puissance autoritaire. Cent ans plus tard, nous leur devons la fierté de leur dire, ici, là où ils tombèrent, que pas une minute de notre effort civique n’est épargnée pour réaliser ce à quoi ils révèrent.
Car de quoi rêvait Frédéric Chevillon ? Il ne rêvait pas de conquêtes injustes, il ne rêvait pas d’une Europe marchant au rythme des bottes françaises, il n’était pas va-t-en-guerre. Il ne portait pas le fusil comme un mercenaire de mort, comme un tortionnaire d’usurpation. Non, il portait une arme parce que son peuple était en danger et qu’il voulait le défendre.
Car de quoi rêvait Frédéric Chevillon ? Vous l’avez dit M. le Ministre, vous avez rappelé les avancées parlementaires qu’on lui doit, je ne le répéterai pas. Frédéric Chevillon rêvait de services publics bien équipés et en bon état de fonctionnement, il rêvait d’une agriculture financée, d’agents de chemins de fer bien payés et à la retraite digne, il rêvait de services pénitentiaires dignes de son temps, dignes d’une civilisation, dignes du pays des Droits de l’Homme. Frédéric Chevillon est parti au front pour protéger ce rêve, dont ses efforts quotidiens construisaient peu à peu la réalité, celui d’un pays libre, prospère et égalitaire, où les citoyens sont frères puisqu’ils ne meurent pas de faim, puisqu’ils travaillent, puisque partout où ils se trouvent, vivent et espèrent, la République est là, avec ses promesses, ses actes et sa foi.
De Marseille aux Éparges, en 1915 comme en 2015, la fidélité à la mémoire de nos glorieux aînés, c’est ne jamais, jamais, jamais accepter de remettre en cause ce rêve. Qu’il ne soit plus jamais besoin de guerre pour nous sentir indivisibles. Qu’il ne soit plus jamais besoin de guerre pour que, chaque matin, en tous les coins de France, ses enfants, nos enfants, se lèvent le matin en voulant défendre l’idéal républicain. Cet idéal plus efficace et plus beau, si on veut bien l’aimer, que toutes les fureurs de la guerre, que toutes les ardeurs des conquêtes, que toutes les séductions des dominations. Frédéric Chevillon nous le dit, ici, en 2015 : éduquez, soignez, enseignez, protégez, cultivez, chantez, aimez-vous, aidez-vous, et alors, seulement alors, je serai vengé.
Je vous remercie.