Dévoilement dans l'hémicycle de la plaque en l'honneur de Léon Blum

Dévoilement de la plaque en l’honneur de Léon Blum
Hémicycle de l’Assemblée nationale, mercredi 15 juin 2016

Mesdames et messieurs les parlementaires, chers collègues,
M. Antoine Malamoud,
Chers amis,

Bienvenue à l’Assemblée nationale. Nous sommes réunis en ce jour de printemps pour retrouver le goût d’une présence, celle d’un homme dont la figure et la pensée sont entrées dans l’imaginaire de la France, de la République, du socialisme.

Le 16 novembre 1919, Léon Blum est élu de justesse député du 2ème secteur de Paris. Jusqu’à l’infâme journée du 10 juillet 1940, il occupa ce banc. D’abord au nom du département de la Seine, puis, à partir de 1929, de celui l’Aude.

Pourquoi honorons-nous aujourd’hui sa mémoire ? Pourquoi ai-je l’impression que les mots me manquent pour qualifier avec justesse tout ce dont il est question ici ? Pourquoi, en un mot, Léon Blum est-il si important ?

Il y eut Jaurès, qui tant de fois enflamma cet hémicycle, fit trembler ces murs, inonda ces travées de l’éloquence des grands éveillés. Il y aura Mitterrand, qui partit ici à la conquête d’un pouvoir émancipateur pour ceux qui souffrent et ceux qui espèrent. Entre les deux, il y eut Léon Blum. Jaurès, Blum, Mitterrand. Trois géants de la pensée, de l’action et du verbe, trois astres qui éclairent l’histoire du socialisme, trois héritages que le socialisme, généreux, offrit à la République française. Evoquer Léon Blum, c’est évoquer les deux autres, puisque c’est exprimer ce qui, à chaque époque de notre modernité industrielle, sut apaiser la soif de justice de nos compatriotes, des travailleurs, des jeunesses, des résolus et des rêveurs.

Comme Jaurès et Mitterrand, Léon Blum est un homme qui lit, qui pense, qui réfléchit, un homme dont les racines puisent dans les philosophies antiques, dans la littérature classique, dans la poésie romantique, les eaux vives de l’esprit dont la synthèse est une machine de combat politique. Pour ces hommes dont la parole est déjà une marche, un assaut et une catapulte, il n’y a pas d’un côté la pensée et de l’autre l’action. Il n’y a pas d’un côté la stérile contemplation des vérités et des beautés éternelles, et de l’autre, la carrière des honneurs.

Pour ces hommes, tout est lié, et d’abord à ce que Castoriadis appelait l’imagination radicale. Imaginer, pour ces amoureux des lettres, c’était se trouver en état de veille permanente, c’était placer la volonté en état de tension perpétuelle. C’était tout mettre en jeu tout le temps, tout ce que pense un homme, tout ce qu’il sait, tout ce qu’il aime, de la musique qui le ravit à la tragédie qui le bouleverse, du concept qu’il analyse au paysage qui l’émeut, car tout, tout servira la cause du peuple. Ecoutons la voix sage et pénétrée de vérité de Léon Blum : « De la révolte des plus nobles sentiments de l’âme humaine, lesté par la vie, méconnu par la société, le socialisme est né de la conscience de l’égalité naturelle, alors que la société où nous vivons est tout entière fondée sur le privilège ». Cette phrase résume le personnage.
Imaginons-le : enfant cultivé, élégant, bien élevé de la bourgeoisie marchande, il écrit des vers dans son adolescence. Lauréat du concours général en philosophie, il intègre l’Ecole normale supérieure de Lucien Herr. Critique littéraire de la mythique Revue blanche, brillant membre du Conseil d’Etat, tout lui réussit. Mais, plongé dans les délices de la connaissance et des fulgurances de l’intelligence, il apprend dans le Capital de Marx, dans les discours des révolutionnaires français, de la bouche même des humbles d’où vient pour lui-même la jouissance tranquille des fruits des bibliothèques.
Pour que quelques-uns lisent, il faut que presque tous s’épuisent. Mitterrand, merveilleux lecteur, détestait qu’on remette en cause le marxisme de Blum.

Comme Jaurès avant lui, comme Mitterrand après lui, pour Blum, l’odeur de la reliure des livres annonçait celle de la poudre et des Congrès. Le philosophe poète, l’amoureux du théâtre et des rimes deviendra le défenseur acharné des innocents, et d’abord des premiers d’entre eux, les prolétaires. 

On connaît l’Histoire. La SFIO se démarque du Parti communiste naissant. Le Congrès de Tours le place en premier gardien de la « vieille maison », et, face au fascisme qui monte, qui triomphe à l’étranger et qui contamine les élites financières, Blum unifie les doléances et les espérances et incarne un Front populaire que propose le communiste Maurice Thorez. Au printemps 1936, le Front populaire gagne les élections. Il se passe alors une inédite expérience sociale. Le peuple porte au pouvoir une majorité dont il assure immédiatement la surveillance et l’ambition par une grève immense. Blum ne devient Président du Conseil qu’après la présentation de son gouvernement à l’Assemblée nationale, en même temps que la signature des accords de Matignon qui assurent l’ application de l’accord électoral. Les ouvriers et forces populaires, disposant d’un remarquable sens politique, entraînent la nation dans ce que la philosophe Simone Weil appellera des « grèves de la joie ». Les usines sont bloquées, des bals, des pièces de théâtre sont données dans les lieux de production.

L’équipe ministérielle est rentrée dans l’Histoire : Edouard Daladier vice-président, Yvon Delbos aux affaires étrangères, Camille Chautemps ministre d’Etat, Vincent Auriol aux finances,  Georges Monnet à l'agriculture, le jeune Léo Lagrange aux sports et aux loisirs, l’encore plus jeune Jean Zay à l’éducation nationale, Pierre Cot au ministère de l’air. 

Trois femmes, Suzanne Lacore, Irène Joliot-Curie et Cécile Brunschvicg, sont nommées secrétaires d’Etat sans encore disposer du droit de vote. La réaction de la bourgeoisie est sans appel : 7 milliards de capitaux sortent de France. Le 20 juin, le Front populaire fait voter les congés payés. Gilles Deleuze a raconté la Grande Peur de la bourgeoisie, son indignation sincère, quand elle comprit que les rivages et les plages ne ressembleraient plus jamais au Balbec de Proust ou au Lido de Visconti, mais à notre modernité populaire. Oui, la mer, l’air, le sable, les arbres, les rivières et les oiseaux, depuis 36, c’est désormais pour tout le monde.

C’est parce que sa conscience était entièrement tournée vers la justice que la justice, toujours, inspirera l’action de Blum. En tant que président de l’Assemblée nationale, je dois parler du moment le plus noir de notre histoire parlementaire, mais qui fut pour Blum un acte désespéré de résistance et de grandeur.

Avec Vincent Auriol, Marx Dormoy, Paul Giacobbi, Léon Martin, Augustin Malroux, Jules Moch, Paul Fleurot, Justin Luquot, Séraphin Buisset, François Carmel, ils furent 80, 80 qui refusèrent, le 10 juillet 1940, de voter la demande de pleins pouvoirs de Philippe Pétain. Ils étaient 80, et 569 votèrent oui. Que la mémoire des 80 soit éternelle.  

Au printemps 1943, les Allemands déportèrent Léon Blum avec Georges Mandel, à Buchenwald, Mandel que la Milice assassinera en juillet 1944. Blum, lui, est survivant, affaibli, perclus de faiblesses et de maladies. « L’homme au regard lavande » comme le disait son épouse Jeanne, participe à la reconstruction, puis se retire.

Il avait appris à la République ce que pouvait faire un peuple quand la gauche s’unit. Certes, Blum ne réussira pas à maintenir l’unité d’un Front populaire cassée par les radicaux et les communistes au sujet de la guerre d’Espagne.

Mais la victoire et les réformes sociales demeurent : seule l’unité les permirent. Pour Blum, il n’existait pas de gauches irréconciliables. Les hommes de gauche devaient au contraire dénicher quelque chose de profond, relié à une justice dont l’équilibre de l’univers possède la partition. Je le cite, « une unité harmonique, une sorte de résultante de toutes les forces, et toutes les tendances pour fixer et déterminer l’axe commun de l’action ». Cette harmonie, ce diapason enfin trouvé, il a voulu que la vie de toutes les familles, de tous les travailleurs en soient le reflet. Je veux croire que nous tissons ce même fil, le fil du possible, le fil d’une politique soucieuse du bien-être de ses habitants, de tous ses habitants, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent.

Je reprends ma question première. Pourquoi Léon Blum fut-il si important ? Pourquoi sommes-nous, pourquoi suis-je ému en ce jour en inscrivant dans le cuivre les quelques lettres de ce nom propre ?

Parce qu’à chaque fois que nous avons gravi ces quelques marches, parce qu’à chaque fois que nous avons agrippé le rebord de cette tribune, parce qu’à chaque fois que nous élançons notre harangue aux 576 collègues, il y a une ombre qui vient de ce banc, une ombre qui a souffert, une ombre qui a su plaire, une ombre que notre cœur adore, une ombre qui nous surveille, que la République célèbre et qui à jamais fait de cet hémicycle l’antre farouche et brave de la liberté, de l’égalité, de la fraternité !

Que cette ombre aujourd’hui s’éclaire, que cette ombre se révèle, que cette ombre nous enseigne, à nous ses enfants, le courage et l’audace d’en être digne.

Merci Léon.
Merci à tous.