Soirée Jean Tardieu
Mercredi 27 janvier 2016
Hôtel de Lassay
Mesdames, Messieurs les ministres,
Madame Dax-Boyer,
Madame Judith Magre,
Monsieur Daniel Mesguich,
Soyez toutes et tous les bienvenus à l’Assemblée nationale, pour cette soirée consacrée au poète Jean Tardieu, et à certains de ses amis, comme Jean Cortot.
C’est un grand plaisir pour moi d’accueillir cette manifestation. D’accueillir aussi, surtout, tant d’artistes illustres, sous ces toits, ces voûtes, qui résonnent quotidiennement de propos, de clameurs, d’échanges beaucoup moins esthétiques. Vous êtes ici dans le cœur battant de la démocratie, dans le sein d’une institution de la République qui, pour écrire des lois, donc des textes qui n’ont rien de poétiques, ont pourtant toujours été marqués par ce que peut dire la langue française.
La langue française peut en effet tant de choses. La poésie a d’ailleurs toujours été la passion de nombreux députés ; qu’ils soient eux-mêmes poètes, et des plus grands, comme Victor Hugo et Lamartine bien sûr, mais aussi Marie-Joseph Chénier, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire ; qu’ils s’adonnent à la poésie, et ils furent plus que nombreux, de Mirabeau à Valéry Giscard d’Estaing, en passant par Edgar Faure, Léon Blum et même Jean Jaurès qui écrivit des poèmes en prose. Je pense aussi à tous ces députés, ces orateurs incroyables, qui ciselaient leurs phrases comme un écrivain cisèle ses traits. Je pense, c’est vrai, à François Mitterrand, que l’on commémore particulièrement cette année et qui voulait, lui qui aimait tant la poésie française, faire passer à la tribune quelque chose de ce que sa génération appelait le « frisson lamartinien ». Je pense à Senghor, qui voulait, au Palais Bourbon, à l’échelle politique, faire sauter ce qu’il appelait magnifiquement les « mots gonds », ces mots qui ferment les phrases comme les gonds ferment les portes.
Si la politique ne vient pas à la poésie, eh bien, que la poésie vienne à la politique. D’ailleurs, en parlant du lien entre poésie et politique, j’ai ce soir une pensée pour Christiane Taubira, qui sait tant utiliser la poésie pour faire resplendir ses idées.
Et qu’on ne me dise pas, qu’on ne nous dise pas que la poésie, comme le voulaient, c’est vrai, certains décadentistes, demeure un délassement pour esprits favorisés.
Non, elle ne sera jamais à mes yeux un divertissement, puisqu’elle est la vie même, le regard même, la combustion même d’une sensibilité et de la réalité. Le poète est l’explorateur par excellence, celui qui le premier voit, comme l’a écrit Heidegger, le « faire-signe des dieux ». Et que lui seul peut traduire aux hommes, donnant au penseur, à l’homme politique, au travailleur, le relais de la flamme qu’il reçut en héritage d’un ciel souvent lointain, souvent cruel, souvent absent pour tant de femmes et d’hommes qui souffrent, tous les jours, d’une vie et d’une société injustes.
Car de quelle société parle-t-on ? De celle de ce soir, qui crépite d’élégances, d’intelligences, de brillances ? Ou de celle qui, en ce moment même, crie son désespoir, celle d’une planète Terre où 62 personnes possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale, alors que ce chiffre était de 388 il y a cinq ans. 62 personnes possèdent autant de richesses que les 3,5 milliards les plus pauvres.
Face à cette furie des inégalités, la poésie serait-elle impuissante ? Bien sûr que non. On peut dire de la poésie ce que Gilles Deleuze disait de la philosophie : « sans elle, le monde serait pire ».
Mais, surtout, on peut dire de la poésie qu’elle embrase ces moments lumineux, ces fractures historiques qui éclairent l’histoire et qui changent la face du monde. Ce sont des vers qu’avaient à la bouche les héros des barricades du XIXème siècle, souvent mis en musique d’ailleurs.
Ce soir, nous rendons donc hommage à Jean Tardieu. Tout le monde, ici, en parlerait mieux que moi. J’en dirais juste un mot en voyant les détails de l’organisation de cette soirée.
Tout d’abord, en tant que Président de l’Assemblée nationale, je vous indique qu’à quelques mètres de vous, juste après cette porte à ma droite, en 1992, mon prédécesseur Laurent Fabius a commandé au grand artiste Pierre Alechinsky la réalisation de fresques de la rotonde qui relie le Palais Bourbon à cette Galerie des Fêtes. Alechinsky s’est inspiré d’une phrase de Jean Tardieu inscrite en lettres capitales dans la rotonde : « les hommes cherchent la lumière dans un jardin fragile où frissonnent les couleurs ».
Jean Tardieu est ainsi associé à une des perles artistiques contemporaines de notre Assemblée nationale.
Mais il y a plus. Ce soir, il y a de la musique, de la poésie, du théâtre, des formes d’art que l’on peut relier à tant de courants explosifs et créateurs du XXème siècle. Il est saisissant comme les promesses de cette soirée incarnent l’œuvre de Jean Tardieu, qui est d’abord une confluence. Confluence des arts, des formes d’art, allers-retours permanents entre la poésie et la musique, le graphisme et la peinture, le mot et le signe.
Avec Jean Tardieu, le mot n’était jamais sûr d’arriver à bon port, puisqu’il pouvait tomber dans un abîme de sens, changer de ligne, de page, disparaître à moitié, se fondre dans un accord musical, ou même se cacher derrière une dissonance. Dans une courte pièce de théâtre que vous connaissez tous, Un mot pour un autre, Tardieu met en scène des personnages qui utilisent un mot pour un autre, tout en continuant les conversations comme si de rien n’était. L’attente du mot est toujours trompée, le jeu des dissonances est maximal, mais sans toucher jamais, jamais au sens. Le champ lexical devient un champ de bataille, et c’est le spectateur, ou le lecteur, qui dépasse l’épiphanie anarchique verbale pour coller au sens que le mot cache mais recèle derrière les sons.
Il fait à ce titre au mot exactement ce que Debussy fait à la note, ce Debussy dont vous entendrez ce soir la fameuse sonate pour violon et piano, qui provoquait des explosions sensorielles à partir de déconstructions imprévisibles dont la forme était insaisissable mais le sens était évident.
C’est de cela dont on parle ce soir.
Derrière le grand plaisir d’assister à cette soirée, nous ressentons tous, je crois, la responsabilité que donne la simple dignité, toute simple, d’être le spectateur, le lecteur, l’auditeur de cette parole enfiévrée qu’est la poésie. Il me plaît, à moi, homme politique, de conférer toute cette responsabilité à tout le monde.
Vous rendrez hommage ce soir à un grand ami de Jean Tardieu, Jean Cortot, qui, avec ses Tableaux-poèmes, ne pouvait que poursuivre l’amour des confluences que vous célébrez ce soir.
Je termine en saluant chaleureusement Françoise Dax-Boyer, Muse, grande prêtresse de cette soirée. Poète vous-même, amie, et peut-être disciple de Jean Tardieu, vous avez recueilli le testament de son âme, et vous nous en offrez la substantifique moelle, chaque année, le 27 janvier.
Vous nous en aviez, déjà, il y a quelques années, offert tant d’inédits avec la publication des Cahiers de l’Herne consacrés au poète, et dont nous vous sommes redevables. Bravo donc, et merci.
Encore bienvenu à tous.
Merci.