Hommage de l’Assemblée nationale pour le centenaire de la naissance de Jacques Chaban-Delmas

Inauguration de l'exposition du centenaire de la naissance de Jacques Chaban-Delmas
Mardi 10 mars 2015

Monsieur le Premier ministre,
Messieurs les Présidents de l’Assemblée nationale, cher Louis Mermaz, cher Patrick Ollier, cher Bernard Accoyer,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
M. le Secrétaire général de l’Ordre de la Libération,
Madame Chaban-Delmas, Mme Schneider, Mme El Mabsout,
M. Chaban-Delmas,
Mesdames et Messieurs,

Bienvenue à l’Assemblée nationale pour ce moment de Politique et d’Histoire.

De Politique, car l’exposition, en retraçant la vie et l’œuvre de Jacques Chaban-Delmas, dans ces murs qui demeurent, à son époque comme aujourd’hui, le cœur battant de la démocratie, retrace un moment de la réflexion politique française, un moment qui porta l’espoir du changement et d’une vie meilleure dans le cœur de millions de Français.

D’Histoire, car nous commémorons un centenaire, celui de la naissance, à Paris, le 7 mars 1915, de Jacques Delmas, fils d’une professeure de musique et d’un administrateur des automobiles Delahaye. Celui qui ne s’appelle pas encore Chaban-Delmas est accueilli à coup de bombes.  La Première Guerre Mondiale fait rage, la France est menacée. A quelques mètres de lui, dans ce Paris que l’on croyait protégé, des zeppelins allemands bombardent la ville les jours qui suivent sa naissance. Vingt-ans plus tard, le jeune et brillant diplômé de droit et de sciences politiques rentrera lui-même en guerre. Non pas, cette fois-ci, une guerre de position, une guerre de tranchée et de front, mais une guerre secrète, une guérilla de réseaux, de parachutes, de réunions des caves et des greniers, une guerre d’escarmouches, de billets cachés et d’héroïsmes permanents. Une guerre contre l’impuissance, contre l’ignorance, contre l’allégeance. En un mot, la Résistance.

Au cours de la Résistance, il a plusieurs pseudonymes, il doit en changer souvent, pour des raisons d’évidente sécurité. Jusqu’à ce jour d’août 1943, où, caché en Dordogne, il attend son compagnon de Résistance Maurice Bourgès-Maunoury, qui sera plus tard président du Conseil, et qui devait alors être parachuté de Londres.

Jacques Delmas attend le parachuté et remarque un panneau indiquant la direction du château de Chaban, petit château de Dordogne, au cœur du Périgord noir. Ce nom le séduit, il l’adopte pour nom de guerre, mais, cette fois-ci, il ne pourra plus changer de pseudonyme, tellement ce nom, racontera-t-il, lui colle à la peau.

Le Général de Gaulle le fait Compagnon de la Libération. Le 27 mai dernier, j’ai eu le plaisir d’inaugurer, dans le hall du bâtiment qui porte le nom de Jacques Chaban-Delmas, au 101 rue de l’Université, une sculpture d’un artiste contemporain, Vincent Barré, en hommage aux Compagnons de la Libération. J’avais eu l’occasion de vous rendre hommage, Mme Micheline Chaban-Delmas, hommage que je renouvelle avec un grand honneur aujourd’hui.

Le Général voulait un ordre inédit, exceptionnel, unique, un ordre comme il n’en avait pas existé, un ordre lié au 18 juin, lié à la faculté de dire Non !, lié à l’héroïsme des premiers résistants. A l’heure dernière, le général de Gaulle ne voulut, dans ce tout petit cimetière de Colombey-les-Deux-Eglises, en plus de sa famille et des habitants du village, n’être entouré que d’eux.

La suite, chacun la connaît. Chaban-Delmas fut député de la Gironde 47 ans, maire de Bordeaux quasiment un demi-siècle.

Il fut  Ministre des travaux publics, du tourisme, et Ministre du logement du gouvernement de Pierre Mendès-France, où il siège aux côtés de François Mitterrand et d’Edgar Faure, préfigurant déjà, bien avant son accession à Matignon, ce rêve d’un programme social et moderne, entre droite et gauche.

Jacques Chaban-Delmas est à l’Assemblée nationale comme une figure tutélaire. Nombre d’entre nous l’ont très bien connu. Nombre d’entre nous l’ont connu comme président de cette Assemblée, notamment en 1986. Car, de cette Assemblée, il incarna pendant si longtemps la Présidence. De 1958 à 1969, de 1978 à 1981, de 1986 à 1988, il fut notre Président et occupa l’hôtel de Lassay.

« Présence, travail et respect d’autrui », c’étaient les trois devoirs du député qu’il aimait lui-même citer. En 1996, il est d’ailleurs proclamé Président d’honneur.

Au Perchoir, Chaban-Delmas imposa son image.

Chaban comme on l’appelait, c’était cette alliance séduisante d’ardeur et d’apaisement qui est si rare, qui est si efficace dans le cœur de celles et ceux qui se sentent ainsi prêts à suivre la ligne tracée, une ligne de justice, d’entente et de confiance.

Ce Perchoir, dans la salle des séances, il fut le seul président de l’Assemblée à y grimper en courant et en sautant des marches, malgré son étroitesse.

Je ne l’ai jamais vu, même âgé, monter un escalier marche après marche. Non, ce sportif de haut niveau, champion, comme on le sait, de rugby et de tennis, incarnait physiquement l’ardeur et la combativité. Il ne marchait pas, il courait. Il n’avançait pas, il volait.

Cette synthèse d’ardeur et de modération, il l’incarnait. Dans son livre sur De Gaulle, Alain Peyrefitte raconte comment Chaban, qui était à la fin de IVème République ministre de la Défense, est élu président de l’Assemblée en 1958, contre le député de Fontainebleau très partisan de l’Algérie Française, le colonel Battesti.

Je cite Peyrefitte : « Chaban se lève : le sourire, l’élégance, le charme. Le groupe est séduit. Il ne lui manquera pas une voix ». Puis, une fois l’élection acquise, il monte au Perchoir, je cite encore Peyrefitte, « comme une flèche ».

Le sourire et le charme de Chaban-Delmas sont omniprésents dans les témoignages, dans nos souvenirs, dans les films d’entretien qu’il nous reste.

L’exposition en témoigne.

Ce sourire, il symbolisa pendant un demi-siècle la ville de Bordeaux, dont il fut, comme Gaston Deferre à Marseille, Pierre Mauroy à Lille, Édouard Herriot à Lyon, l’allégorie de la modernisation. Il aimait à dire que la Nouvelle Société qu’il avait proposée aux Français en 1969, il l’avait réalisée, à Bordeaux, avec les habitants de cette ville qu’il aimait tant.

La Nouvelle Société justement. Ce concept qu’il créa avec ses conseillers Simon Nora et Jacques Delors au lendemain des événements de mai 1968, il tenta de mettre sa séduction à son service. Le monde évoluait, la jeunesse n’avait plus confiance dans le pouvoir. Contre une grande partie de son propre camp, Chaban-Delmas voulut croire dans un engagement de son pays dans un mouvement de réformes à la fois audacieuses et modérées, transformatrices et pacifiques.

Il n’aimait pas la conservation, il n’aimait pas la révolution. Le discours de présentation de ce programme, le 16 septembre 1969, reste dans les annales de cette Assemblée.

Le nouveau Premier ministre de Georges Pompidou dénonce alors « une société de castes ». Il avait l’enthousiasme de la liberté, et il tenta tout pour le concilier avec les exigences d’une société apaisée.

Affermissement du dialogue social, début de décentralisation, autonomie des services publics et des universités, réforme de la formation professionnelle, main tendue à la jeunesse, dynamisation de l’économie par l’essor de l’industrie, stimulation des métiers manuels, le projet est une date dans l’histoire de notre pensée politique. Et il alimentera sans doute, paradoxalement, davantage la deuxième gauche que la droite gaulliste. J’en citerai juste une phrase : « le nouveau levain de jeunesse, de création, d'invention qui secoue notre vieille société peut faire lever la pâte de formes nouvelles et plus riches de démocratie et de participation ». Chez Chaban-Delmas, cette phrase n’était pas que des mots.

C’étaient des pensées, des sentiments, des émotions, forgés progressivement dans le tumulte de l’Histoire, dans le tourbillon des passions militaires, politiques et sociales. Ces tourbillons, ces passions le trouvèrent toujours le même, avec cet éternel sourire qui était, chez cet homme, la fenêtre sincère d’une âme à son image, empreinte de bienveillance et de tolérance, pleine de vie et de détermination.

Que représente-t-il finalement, au seuil d’un nouveau siècle, qu’il vit naître en s’éteignant ? Il représente l’humanisme français, avec son courage contre les oppressions, l’humanisme qui sourit, qui a de l’esprit, l’humanisme des Lumières, celui du refus des fatalités et de l’amour des enthousiasmes. L’humanisme qui sait que non seulement la misère existe, mais qu’elle est notre honte, qu’il faut la regarder dans les yeux, et le sens de la vie, comme il disait, était d’être, je le cite, « au service des autres en commençant par les plus malheureux ». Jacques Chaban-Delmas était un honneur pour la politique française car la France et son Histoire en lui se résumaient : le sens de l’État de Colbert, le sourire de Voltaire, la tolérance de Montesquieu, la haine de la misère de Rousseau, l’ardeur de Clemenceau, la souplesse de Mitterrand et l’intransigeance de De Gaulle.

Chaban n’était pas un type d’homme. C’était l’homme lui-même, l’homme de la plus belle des gloires de la France, celle dont on rêve tant et dont il fit sa vie, celle que l’on croit un idéal et dont il fit son action, la Liberté.

Merci à tous.