Inauguration de la toile de JonOne
Salle des Mariannes, mercredi 21 janvier 2015
Mesdames et Messieurs les Députés, chers collègues,
Madame l’Ambassadrice,
Madame la Secrétaire générale, chère Corinne,
Cher John,
Mesdames et Messieurs,
Voilà donc une interprétation populaire de la Liberté guidant le Peuple, ce tableau immortel de Delacroix, symbole du combat républicain contre toutes les tyrannies. Et symbole des valeurs de notre démocratie. Et quel symbole, de voir ici un peintre américain d’Harlem d’origine dominicaine, d’adoption française, rentrer en ce lieu.
C’est une toile qui représente la lutte, la résistance, le dépassement de toutes les fatalités. C’est une fusion de ce que l’art ancien et l’art actuel ont produit de plus émouvant.
Est-ce une peinture politique ? Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qui ne l’est pas, finalement, politique ? Ici est le lieu où ce mot ne devrait jamais perdre sa noblesse. La politique, c’est le dépassement de l’affaire individuelle pour se hisser à quelque chose de plus grand que soi. Plus grande que nous tous, il y a la France ! Plus haut que nous tous, il y a la Liberté. Ce n’est pas votre première œuvre pour une grande cause publique puisque vous avez réalisé un portrait magnifique de l’abbé Pierre, en 2011, un portrait qui devait être éphémère mais que nous pouvons toujours admirer dans le XVIIIème arrondissement de Paris. Et c’était déjà une œuvre politique, au sens noble du terme.
Cette toile a été commandée à l’artiste bien avant les odieux attentats barbares du 7 janvier, et avant la journée du 11 janvier, qui vit l’esprit de la Liberté, le désir de Liberté, prendre d’assaut toutes les rues de France, dans nos villes, dans nos quartiers, partout où battait un cœur de citoyen. Cette toile nous rappelle que la Liberté est au fondement de notre ADN de Français. Et c’est l’art de notre temps qui le rappelle. L’art contemporain surgit aujourd’hui au milieu de nous, au cœur de la représentation nationale.
Le Palais-Bourbon est en effet un lieu vivant. On l’imagine éperdu de solennité et de retenue, immobile dans la conscience de son éternité, entre les drapeaux et les statues graves de nos glorieux aînés. Mais il n’est pas que cela.
L’Assemblée nationale représente les Français avec la grandeur de leur Histoire, mais aussi avec le tourbillon de leur temps. J’ai toujours été très attaché à ouvrir ces murs à ce dynamisme, non seulement pour qu’il nous fasse partager à nous, les contemporains, ses enthousiasmes, mais aussi pour que les âges qui viennent après se souviennent qu’en 2015, des femmes et des hommes comme eux aimaient leur époque, la voulaient grande, et affirmaient leur liberté et leur ambition. Le 27 mai dernier, dans le hall du bâtiment Chaban-Delmas, j’ai eu le plaisir d’inaugurer une sculpture saisissante, un entrelacs de bronze et d’or, en hommage à l’aventure historique qui incarne en soi la Résistance, les Compagnons de la Libération.
Après Vincent Barré, après Fabienne Verdier dans la salle Lamartine, après Jan Voss dans la salle de la commission des affaires culturelles, après la rotonde de Pierre Alechinsky, après la sculpture du Bicentenaire de notre sublime Révolution de Walter de Maria, voici JonOne.
La gravité du lieu d’exposition ne vous a intimidé en rien cher John, puisque vous avez réussi manifestement, cela se voit au premier coup d’œil, la conciliation du respect du lieu et du respect de vous-même, de votre style.
Ce style inimitable d’abord. Je l’ai découvert il y a quelques années, sur un simple mur. J’étais en voyage, et je suis resté bouche-bée devant cette explosion de couleurs, ces mouvements expressifs, cette structure qui suit l’émotion, qui ne la perd jamais, qui la retrouve toujours. Est-ce abstrait ? Est-ce expressionniste ? Qu’importe l’étiquette, pourvu qu’on ait l’ivresse. C’est une ivresse que nous faisons entrer ce matin au Palais-Bourbon.
L’abstraction n’est pas pour vous une manière de perdre le spectateur, de le renvoyer à sa subjectivité pure. Pas du tout. L’abstraction représente, invite vers une pensée, vers une émotion. Et, comme vous êtes un être vivant, qui n’avez pas peur de transmettre au spectateur la multiplicité de vos sentiments, c’est même une explosion de sentiments qui saute au visage et au cœur du spectateur, de l’amateur, aujourd’hui du visiteur de l’Assemblée ou du député.
Cette alchimie, elle vient de la rue. Vous avez appris cela à New-York, d’abord auprès d’Anthony Clark, dit A-One, le grand pionnier du street art, qui nous a quittés bien trop tôt, en 2001, et qui aurait été si fier de vous voir ici aujourd’hui à deux pas des plafonds d’Eugène Delacroix. Dans la rue, vous qui aimez la précision, vous qui aimez prendre votre temps quand vous créez, vous avez appris l’urgence, la vitesse, la captation instantanée de l’émotion. En effet, quand on graffe un métro, un train, un bâtiment, le délai n’est pas décidé par l’échéance du commanditaire ou le besoin de l’artiste, mais par l’arrivée de la police ! Pour cette œuvre, vous avez pris votre temps, et c’est très bien !
La rue s’invite au Palais-Bourbon, la rue avec ses techniques, ses moyens d’expression, la rue avec sa beauté. Dans la rue, on veut dire des choses que l’art, ailleurs, ne dit pas encore.
Dans la rue, on a froid alors que dans l’art des salons on a chaud. Dans la rue, il n’y a pas toujours école, alors que dans l’art des salons, il y a des formations et des colloques. Dans la rue, on a soif, alors que dans l’art des salons, il y a des cocktails. Dans la rue, on tombe parfois, on nous bouscule, on trébuche, alors que dans l’art des salons, il y a toujours un protecteur pour vous relever.
Vous laissez une grande liberté d’interprétation à votre spectateur, comme tous les grands peintres. Je choisis, moi, de lire la toile de bas en haut. Dans la rue, on prend des matériaux, des couleurs, et peu à peu, au fil des expériences, des victoires et des défaites, des amours et des regrets, les couleurs se précisent pour, tout en haut, s’assembler dans la figure tant célébrée de la Liberté. Chacun décidera.
L’art urbain est né de la révolte, de l’accès à la dignité des populations métissées de nos quartiers. Cet art a gagné. En France, comme aux États-Unis, il a dû conquérir ses lettres de noblesse, à la pointe du pinceau, à la pointe de l’aérosol ! Cela a été dur. En France, chacun a en tête Ernest Pignon-Ernest, qui a utilisé les murs des villes comme un fantastique support de fusion des imaginaires. En accrochant dans les rues pauvres de Naples des dessins représentant des personnages de Caravage, en collant sur les murs de Grenoble des affiches ouvrières retraitées, il faisait dialoguer notre héritage artistique et nos aspirations populaires.
Vous-même, cher John, vous n’avez eu de cesse de ne réserver à aucun ghetto, qu’il soit pauvre ou qu’il soit riche, qu’il soit le sous-sol d’un métro désaffecté ou une galerie qui a pignon sur rue, l’exclusivité de votre talent.
La grandeur de l’art urbain, c’est peut-être, dans une civilisation où la ville détermine l’existence, d’avoir accès à l’universel moderne. L’universel, c’est ce que j’avais en tête quand j’imaginais ce projet. Non pas l’art de classe, ce que l’art contemporain est parfois, non pas l’art de provocation gratuite, qui place des indécences absconses dans les lieux de passage de la bourgeoisie, pour agrémenter son ennui ou alimenter les polémiques de salon que son besoin de médisance prend pour de l’esprit. Non, l’art de rue, l’art urbain, né d’une souffrance, est toujours universel, car, si tout le monde n’a pas de rente et de temps pour s’ennuyer, tout le monde a un cœur pour éprouver.
Et il a réussi, ce street art, il a même réussi à devenir un courant artistique incontournable. Souvenez-vous de l’exposition Graffiti à la Fondation Cartier en 2009. L’art de la banlieue avait gagné le centre de Paris ! L’art de la banlieue donnait le la à la musique sociale !
Évidemment, vous avez réussi, chez John, cette fusion géniale des arts urbains des deux rives de l’Atlantique en vous installant dans le Grand Paris, en vous installant en Seine-Saint-Denis. Vous avez été un pionnier, mais, avec le recul, vous avez été une locomotive.
Si l’autrichien Ropac et l’américain Gagosian ont ouvert des galeries d’art contemporain à Pantin et au Bourget, c’est parce que ce territoire a acquis, avec l’art urbain, un prestige artistique considérable. Le graffiti, le light painting, le slam, le collage, le pochoir, sont à notre époque ce que la fresque sacrée fut pour la Renaissance, ou l’impressionnisme pour le XIXème siècle.
Revenons à ce beau tableau. Que nous dit cette femme, cette Liberté ? Que la France ne craint rien quand elle est fidèle à l’ardeur du combat social. Elle nous rappelle que la France ne craint rien, ni personne, ni aucune tyrannie quand, comme on le voit ici, elle se retourne pour regarder le peuple, pour y prendre ses ordres, et pour ne jamais reculer. La France ne craint rien ni personne quand, une fois son bras levé, aucune puissance ne le fait retomber. Sur le tableau, elle a un drapeau, c’est celui de 1789, celui que tous les révolutionnaires du XIXème siècle reconnaissaient comme l’étendard de leurs espérances. La République, quelquefois, a un glaive à la main. Il s’abat sans faiblir sur les ennemis de son Peuple, c’est l’Autorité de l’État, c’est la protection de ses citoyens. Mais regardez l’enfant à droite.
Est-ce Gavroche à côté de son ruisseau ? Est-ce Marius sur sa barricade ? Est-ce votre enfant qui sort de l’école et qui a envie de conquérir le monde ? Je pense à toute l’enfance de France quand je vois ce personnage qui émerge de l’explosion de couleur de JonOne, je pense à toute cette jeunesse dont certains tortionnaires ont tenté d’usurper le prestige, je pense aux jeunes filles et aux jeunes garçons de toute la République qui nous regardent, nous, représentants d’une Nation qui a droit à toutes les libertés, sauf à celle de les décevoir. Je pense à ce que voulait ce jeune garçon, à ce pourquoi il se bat, pour l’éducation, pour la culture, car c’est l’éducation et la culture pour tous que promet la République à côté de lui.
Députés de France, quand tu traverseras ce salon, quand vous traverserez ce salon, que vous irez siéger dans l’hémicycle de Danton, de Jaurès, de Léon Blum, de Simone Weil, je ne sais si vous donnerez un coup d’œil pressé ou si vous accorderez une longue attention à ce tableau de Liberté, ancien comme la Révolution, actuel comme l’œil de son artiste, éternel comme le visage de cet enfant qui chante.
Mais quand vous irez accomplir votre mission de représentants du plus beau peuple du monde, quand vous vous lèverez pour prendre un micro et parler à vos collègues, à tes citoyens, à vos propres enfants, vous vous souviendrez qu’à quelques mètres de vous, sur un mur imposant, veille l’allégorie aussi imposante qu’élégante, aussi solennelle que délicate, des valeurs qui te portent. Elle vous surveille la Liberté, elle sait qu’elle a souffert, sur le pont-levis de la Bastille, sur les barricades des Trois Glorieuses, sur le mur des Fédérés après la Commune, dans les maquis de la Résistance, et oui, oui, au cœur de Paris, dans les locaux d’un journal, au cœur de Paris, dans un supermarché normal.
Députés de France, elle est là la Liberté. Personne ne peut plus nous effrayer. Personne ne peut plus nous freiner. Nous n’avons plus le droit d’échouer.
Je vous remercie.