« 35 ans après le vote de la loi en France
Les parlementaires et l’abolition de la peine de mort »
Jeudi 20 octobre 2016
Monsieur le Ministre, cher Robert Badinter,
Madame la Ministre, chère Christiane Taubira,
Messieurs les présidents du Groupe d’études pour l’abolition universelle de la peine de mort,
Mesdames et Messieurs les députés, mes chers collègues,
Madame l’Ambassadrice,
Mesdames, Messieurs,
C’est avec grand plaisir que je vous accueille aujourd’hui à l’hôtel de Lassay pour ce colloque consacré à l’abolition de la peine de mort, trente-cinq ans après le vote de la loi qui a banni la peine capitale en France.
Cher Robert Badinter, le 17 septembre 1981, à la tribune, vous prononciez cette phrase en forme d’appel : « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue ».
A cet instant, chacun de nous était saisi : nous étions en train d’écrire l’Histoire.
Le lendemain, une large majorité votait la loi portant abolition de la peine de mort. 363 députés bannissaient le spectre de l’échafaud des palais de justice. 283 étaient socialistes, 44 communistes. 20 étaient centristes, 11 RPR et 5 non-inscrits.
Parmi nous, François Asensi, Gérard Bapt, Alain Bocquet, Laurent Cathala, Guy-Michel Chauveau, Jean-Louis Dumont, François Fillon, Jacqueline Fraysse-Cazalis, Gilbert Le Bris, François Loncle, Alain Rodet, et René Rouquet. Mes chers collègues, je tiens à saluer votre engagement d’hier et d’aujourd’hui.
Ce jour d’automne 1981, nous le célébrons comme une victoire. Pas seulement parce qu’il marque l’aboutissement de l’engagement de François Mitterrand, se dressant face à une opinion que l’on disait hostile. Pas seulement parce que depuis lors, le refus de la peine de mort a gagné la force de l’évidence. Mais surtout parce qu’à travers l’abolition, ce n’est rien de moins que la sacralité de la vie humaine et de la dignité de la personne que la France a affirmée.
Oui, l’abolition de la peine de mort est une victoire. Une victoire obtenue à l’issue d’un long combat, commencé il y a plus de deux siècles, en 1791, sur les bancs de l’Assemblée nationale. Car le principal protagoniste de cette longue histoire, c’est bien le Parlement, enceinte du débat démocratique, théâtre des grandes avancées de notre pays. Les grands noms du combat pour l’abolition, Le Pelletier de Saint-Fargeau, Victor Hugo, Lamartine, Gambetta, Clemenceau, Jean Jaurès, jusqu’à celui auquel elle demeure désormais attachée, cher Robert Badinter ; tous, c’est à la tribune de l’Assemblée qu’ils se dressèrent pour plaider la cause de la dignité et de la vie face aux défenseurs de la mort.
Lamartine soulignait dès 1838 l’inefficacité de ces « gouttes de sang répandues de temps en temps, si stérilement devant le peuple, comme pour lui en conserver le goût ».
Et, douloureusement conscient du sens de l’Histoire, Paul Deschanel suppliait presque ses collègues en 1908 : « Faites que la France ne soit pas la dernière à abattre l’échafaud, ce monument hideux de l’orgueil humain, puisqu’il atteste la croyance naïve de l’homme en son infaillibilité ! ».
Il a fallu près de deux siècles, 190 ans exactement, pour que leurs exhortations soient enfin entendues. Mais aujourd’hui encore, notre assemblée résonne de leurs paroles.
Elles nous rappellent la force de nos principes : ceux de la République, ceux des droits inaliénables de l’être humain. Elles évoquent la grandeur de notre justice, quand celle-ci refuse d’être l’exutoire de passions morbides mais entend réparer la société.
Elles rappellent enfin qu’être contre la peine de mort, c’est être pour l’émancipation, comme le prouve le lien indéfectible, entre mille, qu’il y a entre la lutte pour le droit des femmes et celle contre la peine de mort. De Flora Tristan (qui déposa à l’Assemblée nationale, grâce à des députés hommes, sa pétition contre la peine de mort en 1838) à Louise Michel, nos plus grandes féministes ont toutes lutté âprement contre la peine de mort. Souvenons-nous des mots de l’écrivaine Elisabeth Celnart, en 1836 : « La peine de mort substitue à la punition la destruction, la vengeance. Elle livre l’âme au ressentiment de la force brutale. Ses partisans y trouvent une nécessité de terreur comme ils trouvaient autrefois une nécessité de destruction ».
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Le 19 février 2007, à l’initiative du président Chirac, abolitionniste de longue date, le Parlement réuni en Congrès inscrivait dans la Constitution la prohibition absolue de la peine de mort. Le débat cette fois était apaisé.
Aujourd’hui, voilà donc trente-cinq ans que la peine de mort est abolie en France. C’est une victoire, c’est une fierté pour notre pays. Pourtant, le combat n’est pas terminé.
D’abord parce qu’il y aura toujours des voix pour vouloir revenir sur les victoires passées. L’abolition aujourd’hui, loin de se cantonner au champ du souvenir, doit donc nous inciter à une vigilance quotidienne.
Ensuite, parce que comme tout ce qui touche aux droits humains, la question de la peine de mort dépasse largement nos frontières.
C’est l’honneur de la France que d’avoir toujours, s’agissant de droits et de progrès, pensé pour le monde autant que pour elle-même. Diplomates, hommes d’Etat, parlementaires : partout la France œuvre pour l’abolition universelle.
Il y a là bien davantage qu’une volonté politique éphémère : c’est un engagement constant depuis 1981, marqué par une mobilisation importante de la société civile, représentée aujourd’hui.
Là encore, nous dénombrons des victoires. Il y a trente-cinq ans, les pays abolitionnistes étaient une minorité. Aujourd’hui, 140 Etats ont abandonné la peine de mort en droit ou en pratique. 58 pays l’admettent encore. L’exception, c’est désormais les non-abolitionnistes, et il faut s’en réjouir !
Mais 58 pays, c’est encore beaucoup trop. Le nombre des exécutions est également particulièrement préoccupant. Il nous rappelle la fragilité des progrès que nous pourrions tenir pour acquis.
Alors que le nombre d’exécutions capitales diminuait d’année en année, le monde a connu en 2015 le plus grand nombre d’exécutions depuis… 1989. Plus de 1600 personnes ont été exécutées l’an dernier, soit 1027 de plus qu’en 2014. C’est une régression terrifiante.
Au nom de quoi ? On évoque la lutte contre le terrorisme. Pourtant, en quoi la condamnation à une mort recherchée par ces forces de la terreur pourrait-elle être une réponse efficace ?
Certains États voudraient que la peine capitale constitue un moyen de lutte contre le trafic de stupéfiants. Mais la peine de mort n’est pas dissuasive. C’est peut-être le pire scandale de la peine de mort : inefficace, elle bafoue les principes de la dignité humaine, mettant en péril l’humanité de chacun d’entre nous, sans constituer une réponse aux crimes les plus graves.
Alors que j’évoque ces exécutions, nos pensées sont tournées vers notre compatriote Serge Atlaoui, soumis dans les geôles indonésiennes à une attente insoutenable.
Nous le savons, les chiffres le confirment : il reste encore beaucoup à faire pour atteindre l’abolition universelle.
Les progrès enregistrés sont, pour nous, une exigence : le combat doit être continué, pour engranger de nouvelles victoires. Je suis heureux et fier de saluer ici l’engagement des députés français, qui ont souhaité amplifier l’action de la France. Ils le faisaient déjà dans le cadre des groupes d’amitié, ou de la commission des affaires étrangères.
En mai dernier, cette détermination s’est renforcée, avec la création du Groupe d’études pour l’abolition universelle de la peine de mort. Il est des sujets qui nous rassemblent, au-delà des divergences politiques traditionnelles, et je veux saluer ici Messieurs Georges Fenech et Alain Tourret. Leur action commune vient affermir encore la voix de la France et la cause de l’abolition à travers le monde. Je les en remercie.
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Cher Robert Badinter, vous le savez peut-être mieux que personne : derrière chaque victoire, il y a l’exigence de tenir la distance. Si la conquête est glorieuse, garder un terrain conquis n’est pas moins difficile. Trente-cinq ans après, le sujet s’est déplacé, mais il demeure brûlant. C’est tout simplement la question de savoir comment une démocratie comme la nôtre doit punir ceux de ses membres qui commettent les crimes les plus épouvantables.
Personne n’oublie votre phrase, en sortant de la prison de la Santé après l’exécution d’un de vos clients : « Ce matin, nous avions tous des gueules d’assassins ». Si la peine de mort a été abolie, c’est au nom de la dignité humaine et de la prohibition des traitements inhumains ou dégradants.
Pour cette raison, il ne peut y avoir aucun substitut à la peine de mort. L’argument des peines de substitution participe en effet du même raisonnement que la peine capitale : il écarte la personne pour n’y voir plus qu’un objet, voire un problème, et bafoue l’humain.
On ne remplace pas la peine de mort par l’enfermement perpétuel. La Constitution, nos engagements internationaux, la Cour européenne des droits de l’homme nous l’interdisent. Ce ne sont pas là des carcans, mais des remparts. Ils nous rappellent qui nous sommes : une démocratie forte, sûre de ses valeurs. Une démocratie qui assure la sécurité de nos concitoyens dans le respect des principes qui l’ont bâtie.
L’honneur de la France a souvent été de défendre une justice humaine, individualisée. Non pas parce que nous serions faibles, ou laxistes, mais parce que c’est la seule voie vers l’efficacité.
Madame la ministre, chère Christiane Taubira, peu ont porté cette ambition aussi haut que vous. Et je veux ici vous rendre un hommage particulièrement appuyé.
Aujourd’hui, en des temps troublés où la menace terroriste avive les plaies de notre pays, la tentation peut être forte d’éliminer l’individualisation de la peine. Mais ne nous voilons pas la face : cette prétendue sévérité ne serait en réalité qu’un renoncement infamant pour la France, fière de porter haut la bannière des droits de l’Homme.
Les Droits de l’homme datent des Lumières, de Beccaria. Avant, la civilisation européenne était grande, prestigieuse et belle, mais n’oubliez pas que lorsque Shakespeare se rendait en son théâtre du Globe faire jouer ses merveilles de notre littérature, il passait, à l’entrée du Pont de Londres, sous une arche où pourrissaient les têtes décapitées des condamnés à mort.
Avant 1789, la justice pénale ne veut rien résoudre, elle veut inscrire dans la chair des présumés coupables la souffrance et le supplice, elle veut inscrire dans l’esprit des peuples l’effroi et la peur.
Vouloir revenir à une justice de vengeance, c’est nier les Lumières, c’est revenir à l’Ancien Régime, et qui peut dire ici que la société en était mieux protégée ?
Écoutons un député de 1789, un certain Robespierre d’Arras : « Écoutez la voix de la justice et de la raison ; elle nous crie que les jugements humains ne sont jamais assez certains pour que la société puisse donner le mort à un homme condamné par d’autres hommes sujets à l’erreur ».
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Mesdames, Messieurs,
Les peurs de toutes sortes sont d’aisés boucliers à brandir contre les voix de la justice, du progrès et de l’humanité. Mais elles ne doivent jamais nous aveugler, ni nous faire oublier que notre force réside précisément dans les principes qui nous guident : le respect de la personne, le refus des traitements inhumains et dégradants – voilà ce qui constitue notre propre dignité, notre fierté collective.
Y déroger, ce serait nous affaiblir, et non nous renforcer. Pire, ce serait nous trahir, et donner raison aux tenants de la force brutale partout dans le monde.
Trente-cinq ans après, célébrer l’abolition de la peine de mort, ce n’est pas seulement se souvenir, mais c’est continuer à avancer en fidélité à ces principes fondamentaux. C’est pourquoi je suis si heureux de vous accueillir aujourd’hui pour ce colloque. La victoire d’hier ne reste une victoire que si nous continuons à la défendre sans flancher, aujourd’hui et demain.
Je vous remercie.