Colloque Intégrisme et terrorisme
CPU-CNRS-Alliance Athéna
Lundi 4 mai 2015
Monsieur le Président du Centre national de la recherche scientifique et de l’Alliance de recherche ATHENA,
Monsieur le Président de la Conférence des présidents d’université,
Bienvenue à l’Assemblée nationale. Nous sommes dans la salle Victor Hugo, c’est-à-dire dans la salle de l’intelligence. Si nos prédécesseurs ont décidé de nommer ainsi la plus grande salle de notre institution, en-dehors de l’hémicycle, ce n’est pas seulement parce que Victor Hugo était un glorieux et rigoureux député. C’est parce que Victor Hugo représentait, en politique, dans l’hémicycle, l’intelligence de la France.
Cet esprit de conquête, cette possibilité infinie de raisonnement au bénéfice de la gloire et du bonheur populaires, il l’incarnait. Dans un siècle de turbine, de vapeur et de fer, il voulut que les Lumières règnent, pour qu’aucun progrès ne soit confisqué, pour que le progrès des sciences s’identifie à l’amélioration de la vie, au bien-être du peuple et à la réduction des inégalités.
Ces Lumières, ce furent d’abord des étincelles. Des idées folles, balbutiées dans les cafés de Paris, développées dans les académies de Florence, chuchotées dans les boudoirs de Venise, gribouillées dans les palais de Berlin, hurlées sur les côtes de l’Amérique, et enfin, un beau matin d’un été brûlant, proclamées au bas de la Bastille, au bas d’une forteresse qui représentait le fanatisme, le despotisme et l’intolérance.
Sur la forteresse, il y avait des canons. En bas, parmi le peuple, il n’y avait qu’un peu de poudre, mais il y avait surtout un désir effréné de vivre ensemble, de combattre ensemble, de construire ensemble ce que nous ne serons jamais assez fiers et assez heureux d’appeler la France des Droits de l’Homme.
Le sacré changea de camp.
Le sacré, depuis ce jour, et partout dans le monde, ce fut les Droits de l’Homme et du Citoyen, les Droits de la Femme, de l’Enfant et des Peuples du monde entier, ces droits naturels et inaliénables qu’aucune puissance ne peut contester sans soi-même se renier, sans soi-même se maudire.
Au cœur même du pays, au cœur de la capitale, en janvier, les Lumières furent attaquées. Au cœur de la démocratie, en touchant des journalistes, des intégristes avides de terreur et d’effroi voulaient effacer les couleurs de la France.
En touchant des journalistes, ils ont jugé que l’expression était une condamnation à la peine capitale. Au cœur de la République, en assassinant de sang-froid, lâchement, des policiers, des gardiens de nos libertés, nos remparts républicains contre les dangers de l’existence, ils ont défié nos vies. Au cœur de la population et de nos valeurs, en exécutant des citoyens parce qu’ils étaient juifs, ils ont défié nos convictions les plus chères.
Depuis 1789 en France et la Déclaration des Droits de l’Homme, il n’est plus besoin d’un Dieu pour commettre un sacrilège.
Cette intelligence, au fondement même de l’émergence et du triomphe de la France moderne, vous l’incarnez. Chercheurs, penseurs, philosophes, sociologues, historiens, anthropologues, vous avez en ce jour la parole. Pour nous aider à comprendre ce qui semble incompréhensible, pour nous aider à éclairer ce qui semble enfoui dans l’obscurité la plus profonde, pour nous aider à entendre ce qui quelquefois semble si lointain qu’on ne distingue plus rien. Que s’est-il passé en France pour que certaines, certains doutent si fort des promesses de la République ?
Toute la journée, et pour le plus grand bonheur des esprits avides de savoir et de progrès, vous parlerez sans fard. Vous ne craindrez pas de déplaire, vous ne craindrez aucune censure, vous n’avez qu’une obligation, celle de ne pas vous taire.
Vous parlerez d’intégration, vous étudierez le mécanisme des identités, des affirmations religieuses, vous dissèquerez ce concept étrange de radicalisation, vous tirerez les conséquences de cet âge où les peuples qui ont triomphé de tant de douleurs et de souffrances doivent aujourd’hui affronter le terrorisme.
Notre pays, notre peuple ont toutes les armes pour affronter ce nouvel âge. Il puise de sa longue histoire, de son horizon d’émancipation et de sa passion pour l’égalité, les ressources pour trouver un chemin. Ce chemin doit convaincre tous ses enfants que vivre ensemble, avoir plaisir à vivre ensemble est la seule réponse à la haine et aux usurpations des marchands de fausse gloire et d’esclavage.
Il y a quelques jours, comme moi, vous avez appris la condamnation à mort de notre compatriote Serge Atlaoui, en Indonésie. Sans rentrer dans les détails de son procès, et au-delà de toute considération de culpabilité, j’ai écrit à mon homologue indonésien pour évoquer avec lui une pensée qui, à l’annonce de cet événement, m’a troublé.
Le terrorisme, qui toucha durement et la France et l’Indonésie à plusieurs reprises, s’attaque aux Lumières, c’est-à-dire aux Droits de l’Homme, c’est-à-dire à une certaine idée de la justice, incarnée par le juriste italien Beccaria et son Traité des
Délits et des Peines. Beccaria, pétri de philosophie française, avait annoncé la Révolution française en proclamant les principes de proportionnalité de la peine au délit, à la primauté de la justice individuelle sur la répression collective.
Cela avait révolutionné l’Europe et avait poussé l’arbitraire en-dehors de la loi des gens. La meilleure réponse au terrorisme est l’affirmation de cette constance dans l’amour de nos principes. Non, aucune Lumière ne s’éteindra dans nos pays. Nous poursuivrons nos luttes pour améliorer la prévention et assurer, dans les faits, l’intégration de tous les individus et la revendication de leurs droits.
En tant que député de Seine-Saint-Denis, j’ai moi-même une vieille expérience de la manière dont les différences, les métissages, aboutissent à une harmonie sociale confondante. Et je sais aussi combien des esprits avides de pouvoir et de manipulation utilisent ces mêmes différences, sources potentielles de tant de richesses, à des fins identitaires et excluantes. Je connais ces voix funestes qui chantent à l’oreille d’enfants de l’immigration la mélodie grinçante de l’impossibilité de l’intégration. Et pourtant, je le vois tous les jours dans ce département que j’aime tant, la France de la République, elle est possible, elle est là, devant nos yeux, elle est déjà si belle, elle est pleine de promesses. Vivre ensemble n’est pas possible ? Ce n’est pas ce que j’ai constaté, ce n’est pas la volonté de notre peuple.
Sous les auspices de tant de glorieux aînés, vous débattrez donc de ces graves questions. Hommes politiques humbles et attentifs, nous tenterons de décliner dans notre œuvre législatrice vos idées, vos analyses, vos orientations. N’ayez aucun doute sur notre ardeur à défendre les principes républicains partout en France. Les mots de liberté et d’égalité ne sont pas des mots abstraits, ils ne sont pas des vœux à des frontons de bâtiments que la pluie et le vent érodent et effacent. Non, ils sont toujours bien vivants, à chaque moment de nos missions, et ils signifient des actes concrets. Des services publics partout, pour que la République, partout, soit une réalité en actes et en puissance. Des promesses d’égalité partout, pour que les avidités marchandes et les convoitises en tout genre se voient imposer des barrières claires, au-delà desquelles tout citoyen réclame la réalisation de ses droits, à la santé, à la culture, à l’éducation, à la sécurité. Des sérénités partout, pour que nos compatriotes des contrées négligées, des quartiers abîmés ressentent les bienfaits de la paix civile, les soulagements d’un État qui doit leur prouver, pas demain, pas plus tard, tout de suite, que la vie en société n’est pas une jungle, mais une association, une entraide, une harmonie.
Quelques mois après les événements de janvier, la volonté des institutions démocratiques ne faiblira pas. L’unité nationale doit être réaffirmée. Elle ne signifie pas simplement cohabiter, mais vivre ensemble. Dans cette notion, il y a un sentiment d’un bloc à constituer, contre toutes les fractures possibles. C’est ce que notre Histoire a si bien su développer autour des valeurs d’un patriotisme éclairé, constitutif de la nation de Valmy, de 1848, de 1968. Un patriotisme indissociable du sentiment de liberté. Unité nationale, et autorité républicaine. Nous ne sommes ni complaisants ni angéliques. Évidemment, nous sommes en guerre contre le terrorisme.
Mais nous ne sommes pas naïfs. Nous savons que les dernières décennies ont mutilé certaines consciences, qu’elles n’ont pas toujours été celles des promesses républicaines tenues.
La désindustrialisation, la divinisation de la concurrence pure et parfaite, le blanc-seing donné aux forces de la ghettoïsation immobilière, donc scolaire et culturelle, la survalorisation de la réussite individuelle et de l’argent, la politique gestionnaire, l’externalisation de l’assistance ont laissé croire, trop souvent, à la caducité des principes de 1789, ceux de Rousseau, ceux de Victor Hugo, ceux, aussi, de Charlie Hebdo. Nous ne sommes pas naïfs.
Le 11 janvier, le peuple de France s’est levé, mais tant de compatriotes qui souffrent, qui se sentent abandonnés, ont l’impression que l’égalité n’est pas un principe universel, mais un vœu pieux. Il faut les convaincre du contraire, il faut le prouver sur notre terre. Retrouvons le goût des grandes fondations, retrouvons le sourire des grandes conquêtes collectives, retrouvons l’impatience des grandes cohésions populaires.
Renseignez-nous, éclairez-nous, orientez-nous, pour qu’ensemble, nous puissions aborder, les yeux ouverts, des chemins lumineux.
Je vous remercie.