Le Front populaire et le cinéma français
Hôtel de Lassay – 8 juin 2016
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux que le Centre national de la Cinématographie et de l’image animée ait choisi de venir à l’Assemblée nationale, plus précisément à l’Hôtel de Lassay, célébrer les 80 ans du Front populaire en évoquant le cinéma français.
Le Front populaire est d’abord une victoire politique et électorale à l’occasion des élections législatives de juin 1936. Il a pris naissance dans cette enceinte et s’est constitué en coalition gouvernementale pour l’exercice des responsabilités.
En faisant naître un espoir considérable, en portant une promesse de justice et d’égalité, en incarnant pour la première fois, un message d’éducation et de culture, le Front populaire portait en lui les prémices d’une politique sociale dont les enjeux n’étaient pas strictement limités à la question économique.
N’est-ce pas le premier message qu’il faut en tirer ? La lecture des événements économiques poussent souvent à un prisme réducteur : l’économie, toute essentielle qu’elle soit, même dans les périodes des crises les plus graves, ne renvoie pas les sujets sociétaux hors de l’agenda politique, bien au contraire. Ainsi, le Front populaire a-t-il porté, par la parole d’un homme politique profondément engagé, le message de l’égalité par la culture et l’éducation. Je pense ici à Jean Zay et au rôle déterminant qu’il a joué dans la législature qui a précédé les élections de 36, puis en qualité de ministre de l’éducation et des beaux-arts du Front Populaire.
L’Assemblée nationale était donc le lieu naturel de ce débat car il symbolise l’espace de l’expression démocratique où le suffrage de nos concitoyens s’incarne dans la liberté de ses représentants, porteurs d’une possibilité de changement politique.
Il était également légitime que cette enceinte permît d’évoquer les débuts d’une politique publique en faveur du cinéma.
C’est en effet à l’Assemblée nationale que les premières réflexions législatives sont apparues, pour réguler un secteur en pleine évolution. Dès le début des années 30, le choc du cinéma parlant bouleverse un art naissant ; une filière se développe, avant d’être brutalement ralentie par la crise de 29 dont les effets sont seulement retardés en France, avec des impacts marqués pour le cinéma français.
Soyons honnêtes, la politique du cinéma a plutôt mal commencé : la peur du contenu des images et du contenu des films a d’abord mobilisé les énergies politiques. La censure a été, de fait, la première régulation mise en œuvre par l’État. Elle a hélas duré bien au-delà du Front populaire, ayant droit de vie ou de mort sur un film, sans procédure d’appel. La censure se préoccupe des mœurs ; elle s’intéressera également de près aux questions politiques. L’action du Front populaire est en définitive décevante face à la censure. Aucun allègement des dispositifs antérieurs n’est mis en œuvre, et une « pré-censure » de lecture de scénario est même inventée, pour éviter le drame économique de la censure, une fois le film réalisé.
A cette censure d’État, s’ajoute la censure locale dépendant du pouvoir municipal, afin de lutter contre les troubles à l’ordre public. Les interdictions de films sont nombreuses dans ce cadre.
Bref, le cinéma des années 30 est tout sauf libre. C’est plus tard que la liberté deviendra la règle et l’interdiction, l’exception.
Pourtant, même si les débuts de la production du cinéma parlant aboutissent à des films peu marquants dans l’histoire de la cinéphilie – on sonorise des films muets plus qu’on ne s’adapte à la nouvelle technique – le nouveau langage du cinéma parlant va trouver ses auteurs. Les grands films de répertoire, qui font la fierté de notre histoire cinéphilique, datent de cette période où la production s’est développée et où la génération des cinéastes du parlant a offert au public les chefs d’œuvres que nous vénérons aujourd’hui : René Clair, Jean Renoir, Jean Duvivier, Jacques Prévert, Marcel Carné… sont quelques-uns des grands noms qui marquent cette période.
De nombreuses réflexions sur le cinéma ont été menées à l’Assemblée nationale : en 1933, le député Henri Clerc publie une série d’articles proposant la création du « crédit cinématographique » et imagine déjà une forme d’avance sur recettes. En 1934, une commission parlementaire travaille à la définition d’un « statut général de la cinématographie ».
En 1935, le rapport de Maurice Petche s’inquiète du modèle économique du cinéma. Enfin, en septembre 1936, sous l’impulsion de Henri Langlois, Georges Franju et Jean Mitry, la cinémathèque française est créée avec pour mission de constituer les archives filmiques du cinéma. Il faudra attendre 1937, et l’engagement résolu de Jean Zay, pour que les premiers travaux structurants sur le cinéma voient le jour, presque simultanément aux premières mesures législatives relatives au droit d’auteur.
L’histoire a souvent retenu de Jean Zay son engagement historique en faveur de l’école et de la laïcité, et moins son rôle fondateur en termes de politique publique du cinéma, en particulier, et de la Culture, en général. Ce colloque est l’instant de rappeler le rôle de cet homme de culture, ayant pressenti avec justesse la place qu’allait occuper le cinéma dans l’avenir. Jean Zay est arrivé au pouvoir avec une vision des enjeux du secteur et avec une conviction du besoin d’une organisation étatique.
« Il faut centraliser ce qui concerne le cinéma » disait-il, alors que le traitement de la question cinématographique était jusqu’alors disséminée dans tous les recoins de l’organisation gouvernementale. De cette vision est né, après de longs mois de tergiversations, et de résistances de la profession, le projet d’un statut du cinéma qui aboutira seulement en mars 1939, à un projet de loi.
Premier texte fondateur visant principalement à assainir la profession, à organiser le financement de la production, et à contrôler les recettes. Cette loi, imparfaite, incomplète, aura tout de même constitué la première étape d’une organisation professionnelle.
Enfin, l’évocation de Jean Zay ne serait pas complète si on taisait sa volonté de créer un grand festival international du film, dont la localisation à Cannes fût décidée, dont les modalités d’organisation du jury international furent élaborées, notamment en opposition au festival de Venise créé l’année d’avant et utilisé par Mussolini comme une arme de propagande fasciste…. La date fût arrêtée à septembre 39.
La déclaration de guerre et la mobilisation générale ajournèrent définitivement ce projet qui réapparaîtra plus tard, sans Jean Zay. Il en est pourtant l’inventeur.
A la fin du Front populaire, le cinéma redémarre lentement et se remet de la crise de 1932. La croissance exponentielle des salles de cinéma équipées pour le parlant est spectaculaire et la concurrence entre exploitants devient féroce. La question d’une limitation du nombre de salles est posée, et préfigure l’organisation des commissions d’équipements cinématographiques. De même, la généralisation du parlant impose l’équipement des salles, et rappelle l’évolution toute récente que nous avons connue pour le passage au numérique.
Enfin, la guerre des prix est engagée et la tarification des places devient l’objet d’un conflit commercial appelant régulation. Comment ne pas se rappeler, à travers cette histoire, celle plus récente, de la dérégulation intervenue avec l’apparition des cartes illimitées ?
Vous allez, au cours de cette journée de réflexion, approfondir tous ces sujets, en retracer le récit précis et réactiver la mémoire de cette période. Vous allez vous plonger dans la cinéphilie elle-même en vous arrêtant sur les grands films, les grands auteurs, les grands acteurs de cette histoire.
Cette période fait écho à des questions actuelles posées à un secteur traversé par des évolutions souvent comparables, par certains aspects, à l’arrivée du parlant.
Le numérique bouleverse depuis longtemps déjà, la façon de faire un film. Un langage nouveau apparaît aussi dans notre période récente, et de nombreux artistes s’en emparent, tant dans le domaine du cinéma pur que dans ses interstices passionnantes de l’art vidéo. La diffusion en salle est profondément concernée par l’évolution numérique et des usages nouveaux en découlent. Les professionnels résistent encore à ces évolutions : Le Hors film en salle de cinéma interroge encore.
Les éditeurs de livres hésitent sur l’attitude à tenir face à l’apparition du livre numérique.
Les sujets du piratage, du droit d’auteur, et des nouveaux usages de nos concitoyens dans un contexte de mondialisation accélérée, posent des questions de régulation européenne et internationale. Le grand chantier du droit d’auteur et du droit de suite est encore devant nous, car notre modèle est attaqué.
L’éducation à l’image reste à développer en s’appropriant les outils numériques et les facilités qu’il rend possible. Bref, le changement de support crée des opportunités qu’il faut apprivoiser pour ne pas être écrasé par la seule logique du marché.
L’histoire doit nous encourager à ne pas aborder l’ensemble de ces questions avec méfiance, mais au contraire avec confiance dans la capacité de l’homme à inventer les usages culturels plutôt qu’à se laisser entrainer dans les dérives strictement mercantiles. Ce que la technique rend possible, le droit ne peut l’empêcher que de façon très éphémère. Fallait-il inventer l’Hadopi quelques mois avant l’apparition du streaming ? Fallait-il deux années de polémiques et d’accusation contre la jeunesse pour défendre les créateurs ? Je n’en suis pas sûr. La défense des auteurs, des créateurs, impose d’être offensif.
La récente loi sur la liberté de création a ainsi proposé le principe de l’exploitation suivie des œuvres, créant une obligation de moyens du producteur d’exploiter une œuvre. Voilà une bonne façon d’agir.
Notre rôle est de tout faire pour que l’exigence artistique, la qualité cinématographique ne se dissolve pas dans le vent du progrès. Que le « mainstream » n’emporte pas tout sur son chemin et que les auteurs trouvent encore les moyens de créer, et de rencontrer le public. Notre mission est d’affirmer le droit des auteurs et des artistes à trouver de justes rémunérations pour leur travail. Nous devons faire acte d’éducation pour que le cinéma reste un acteur de l’émancipation.
J’aurais aujourd’hui évoqué Jean Zay, et ce n’est que justice pour cet homme admirable qui a su unir culture et éducation. Je n’aurai de cesse d’affirmer que tout passe par là.
Le CNC le sait bien, lui qui conçoit chaque année ces magnifiques programmes pour écoles, collèges et lycées. « Quel est le plus grand péril de la situation actuelle ? L’ignorance. L’ignorance encore plus que la misère. L’ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. C’est à la faveur de l’ignorance que certaines doctrines fatales passent de l’esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau confus des multitudes. »
Tels sont les mots de Victor Hugo. Tel est en définitive l’esprit de 36. La confiance dans la jeunesse, le besoin de lui transmettre la culture et l’art par tous moyens, et de considérer que la plus grave des crises justifie d’un engagement résolu en faveur de l’art et de la culture.