Ouverture du colloque « Le Parlement et le temps »
Mercredi 7 décembre 2016, 9h30 – Salle Victor Hugo
Mesdames, Messieurs,
Bienvenue à l’Assemblée nationale.
Je suis très heureux de vous accueillir aujourd’hui en ces lieux, pour l’ouverture de la première journée de ce colloque consacré aux rapports entre le Parlement et le temps.
En premier lieu, je tiens à saluer l’ambition de tous les participants : les organisateurs de ce colloque, les professeurs Emmanuel CARTIER et Gilles TOULEMONDE ; et tous les intervenants, en particulier la modératrice de cette matinée, Mme Anne LEVADE. Je salue votre ambition, j’irais même jusqu’à dire : votre audace, pour n’avoir pas craint de vous attaquer à un sujet aussi complexe que « le Parlement et le temps ».
C’est évidemment un sujet central, pour des raisons qui tiennent aussi bien à la nature de notre démocratie qu’au contexte dans lequel nous évoluons aujourd’hui.
Et comme je n’ai jamais été homme à laisser passer un défi, je voudrais moi aussi relever le gant et dire quelques mots de cet important problème. Non pas comme un savant universitaire ou un juriste de talent, mais pour vous faire partager le point de vue d’un praticien des institutions, député depuis trente-cinq ans, et actuel président de l’Assemblée nationale.
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Il y a dans ce titre, « le parlement et le temps », quelque chose qui résonne presque comme un oxymore. Le thème du manque de temps parlementaire est aussi ancien que le parlement lui-même, car c’est la fatalité de toute assemblée : le temps est la condition de son travail, de l’organisation du débat démocratique. Mais il faut dire aussi que le problème est particulièrement saillant dans les temps qui sont les nôtres, qui sont marqués par l’urgence.
Au XXIe siècle, nous vivons en effet, comme l’a montré le sociologue Hartmut Rosa, dans un monde d’accélération permanente. Accélération de la technique, accélération du changement social, accélération du rythme de la vie. Chez les citoyens de la société de l’accélération, cela entraîne l’attente d’une action politique accélérée elle aussi.
Ce qui n’est pas sans poser d’importants problèmes, car par nature, le processus de construction de la décision démocratique est plus long que celui d’une décision individuelle. Les assemblées parlementaires savent bien que cette construction prend du temps. Elle est la garantie de la qualité de la loi. On constate d’ailleurs que les lois nées d’un processus patient, celles qui ont été longuement discutées et mûries, continuent à faire figure de référence dans notre droit, plus d’un siècle parfois après leur adoption. Nous pensons par exemple à la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’Etat, ou bien à celle de 1881 sur la liberté de réunion.
Pourtant, le parlement moderne n’échappe pas au phénomène de l’accélération. Cela tient largement aux cadences imposées par le pouvoir exécutif – car la fabrique de la loi, dans notre pays, est le résultat d’un travail conjoint du parlement et du gouvernement. Depuis l’avènement de la Vème République, le parlement semble avoir pour rôle principal de voter la loi voulue par l’exécutif. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour une large part, puisque 80% des lois votées sont d’origine gouvernementale.
Or l’exécutif est dans le temps de l’urgence et de l’action ; c’est son rôle. Mais ce n’est pas forcément celui du parlement, qui, de ce point de vue, est la première victime des cadences imposées par le gouvernement.
Le signe le plus clair en est l’utilisation de plus en plus fréquente de la procédure accélérée. Au cours de cette XIVe législature, elle a déjà été engagée 204 fois. C’est énorme. Même en procédure normale, les délais dans lesquels doivent travailler les parlementaires sont déjà des délais extrêmement contraints. La révision constitutionnelle de 2008 a instauré un délai de six semaines entre le dépôt d’un texte de loi et sa discussion en séance. Mais six semaines, c’est déjà extrêmement peu ! Dans cette durée, il faut en effet se saisir du texte, se réunir en commission, désigner un rapporteur ; celui-ci doit étudier le texte, mener les auditions nécessaires, puis rédiger son rapport ; la commission se réunit à nouveau pour examiner le texte à la lumière du rapport, puis étudier les divers amendements ; enfin la commission doit voter sur un texte, qui, alors seulement, pourra être discuté en séance. Six semaines, c’est donc le minimum !
Je veux rappeler que contrairement à une idée reçue, le parlement français n’est pas lent.
Avec un délai moyen de 149 jours pour adopter les projets de loi, nous sommes dans la moyenne européenne. Seuls les pays ayant des parlements monocaméraux, comme la Hongrie, le Danemark, la Suède ou la Norvège, votent la loi sensiblement plus rapidement.
Le risque de la procédure accélérée, c’est que nous en venions à « zapper » le temps du débat et de la construction démocratique. Le parlement du XXIe siècle n’a pas vocation à devenir une simple chambre d’enregistrement des volontés de l’exécutif.
Dans notre culture politique, agir, c’est faire la loi. C’est ainsi que la loi en vient à apparaître comme la réponse à tout. Mais le rôle de la loi, c’est de fixer les grands principes de la vie commune, pas de répondre à tous les problèmes. C’est le sens de la distinction constitutionnelle entre la loi et le règlement.
Le problème tient aussi au fait que la loi joue souvent le rôle de marqueur d’une existence politique. La personnalisation des noms de loi en est d’ailleurs le signe. Qui penserait à désigner la loi de séparation des Églises et de l’État sous le nom de « loi Briand » ?
Il est certainement regrettable que pour exister politiquement, il faille attacher son nom à une loi. Les enjeux d’affichage ne devraient pas intervenir dans l’élaboration de la loi commune.
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Oui, le travail parlementaire, c’est pour une large part un combat contre le temps. Mais ce n’est pas seulement le fait de l’exécutif. Les pratiques parlementaires ont aussi une responsabilité.
Je veux avant tout souligner que le temps parlementaire est un temps surchargé. Car, à rebours de ce qu’on entend parfois, la charge de travail est énorme : au cours de cette législature, entre juin 2012 et novembre 2015, 394 lois ont déjà été votées à l’Assemblée nationale, et ce en 629 jours de séance. Cela fait, en moyenne, moins de deux jours pour l'examen de chaque texte. Le volume des textes continue également à augmenter, à travers le nombre d’amendements notamment – qui a encore progressé de près d’un tiers par rapport au volume de la législature précédente.
Le temps parlementaire est, en outre, un temps fragmenté : il y a le temps de la session et celui de l’intersession, celui du travail en commission et celui du débat en séance, celui du vote, sans parler de l’inévitable confrontation entre le temps parisien du Palais-Bourbon et celui de la circonscription. A ce sujet, l’idée d’un calendrier parlementaire à l’allemande, avec une semaine à Paris et une semaine en circonscription, fait l’objet de nombreux débats.
Tout cela fait que depuis 1958, on n’a pas cessé de vouloir réformer le parlement dans l’objectif affiché de dégager davantage de temps ; mais dans la réalité, on constate tout l’inverse. La preuve, c’est que le nombre de jours de séance ne cesse d’augmenter, d’année en année, de législature en législature. La XIIe législature comptait 577 jours de séance ; nous en étions déjà à 629 jours fin novembre. Cela montre bien que le problème, au fond, est moins celui de la quantité du temps parlementaire que celui de son utilisation.
C’est là que réside notre responsabilité. Mieux répartir le temps : voilà l’enjeu véritable du parlement moderne.
C’est pour cela que j’ai voulu être un président réformateur. En janvier 2013, la Conférence des présidents a mis en place un groupe de travail transpartisan, pour réfléchir à l’organisation de nos travaux. Un consensus s’est dégagé sur le diagnostic : il faut passer plus de temps en amont, au moment de la préparation et de l’élaboration de la loi, et moins de temps en aval, au moment du vote de la loi. Trop de textes qui arrivent au parlement sont en effet mal conçus, manquent de clarté, ou ne font que complexifier l’existant.
L’usage fait par le gouvernement de son droit d’amendement sur ses propres textes va d’ailleurs dans le sens de ce constat, celui d’un texte qui, faute d’avoir été suffisamment pensé, est construit au fil de l’eau.
L’enjeu est donc d’améliorer la fabrique de la loi, de penser la chaîne législative : la conception, la fabrication, le contrôle, et l’évaluation de la loi. Il faut que les députés puissent être associés en amont et qu’ils exercent davantage les missions de contrôle et d’évaluation que leur confie la Constitution. Dans cette nouvelle fabrique de la loi, le rôle du parlementaire ne peut pas se limiter à voter des textes ou à les amender, ce qui est trop souvent pour lui le seul moyen d’exister politiquement.
Des propositions ambitieuses ont été formulées pour améliorer la fabrique de la loi. Elles se sont cependant heurtées à la nécessité d’une révision constitutionnelle, qui a été un point de blocage.
Une grande réforme de la fabrique de la loi est nécessaire, mais elle demandera certainement, elle aussi, du temps. En attendant, plutôt que de rester dans l’immobilisme, j’ai voulu conduire une politique des petits pas pour commencer à impulser les évolutions nécessaires.
En réformant, pour changer ce qu’il était possible de changer ; et aussi en poursuivant la réflexion sur l’avenir du parlement.
Dans cette perspective, la réforme du règlement que nous avons conduite en 2014 avait notamment pour objectif de favoriser des discussions générales plus brèves, car leur durée souvent excessive retardait l’examen des articles et des amendements. En effet, je suis convaincu que le parlement de demain sera renforcé si nous parvenons à distinguer l’essentiel de l’accessoire. C’est pourquoi la durée de la discussion générale est désormais fixée par la Conférence des présidents ; pour cette XIVe législature, elle est d’1h30. Nous avons également fixé, sauf exception, une heure limite pour les séances de nuit, parce qu’il est illusoire de croire qu’on peut bien légiférer à 4h du matin.
Mieux répartir le temps parlementaire, c’était aussi le sens de l’introduction du temps législatif programmé, portée par mon prédécesseur, Bernard Accoyer, que je salue. Cette réforme permet en effet de limiter le temps maximal des débats, mais surtout, de mieux utiliser le temps de parole dévolu à chacun. La libre utilisation par les groupes parlementaires du temps de parole global qui leur est attribué donne la possibilité d’une prise de parole plus longue, donc plus approfondie et mieux argumentée.
Toujours dans la même démarche, j’ai créé en novembre 2013 une mission sur la simplification législative présidée par Laure de la Raudière et rapportée par Régis Juanico. Après neuf mois de travail, leur rapport, inspiré des meilleures pratiques en Europe, a été adopté à l’unanimité, par-delà les sensibilités politiques. C’est le signe que la démarche comparatiste, que vous promouvez également, est utile !
Le groupe de travail que j’ai co-présidé avec Michel Winock sur l’avenir des institutions a également été l’occasion d’une réflexion approfondie sur cette question, comme sur tous les grands sujets relatifs aux institutions. La partie du rapport qui y est consacrée a d’ailleurs fait l’objet d’un consensus transpartisan.
Trois pistes principales ont émergé de notre réflexion, dans la perspective du parlement du non-cumul, qui entrera en vigueur à partir de la prochaine législature. Il est d’abord évident que pour répondre aux défis de son temps, le parlement moderne doit reposer la question de la représentation. Mais cela passe aussi par des élus mieux identifiés, mieux armés pour faire leur travail, et donc plus puissants. C’est pour cela que nous défendons une réduction du nombre de parlementaires.
Moins de parlementaires, c’est aussi moins d’amendements ; et leur donner plus de moyens, c’est assurer un travail législatif de meilleure qualité.
Le parlement du XXIe siècle doit pourtant savoir aussi résister à son temps. A l’heure de l’accélération permanente, cela veut dire assumer d’être dans le temps de la maturation, de la réflexion. Face à un exécutif très présent dans l’urgence du monde, chacun doit être dans son rôle. Dans cette perspective, mieux répartir le temps du parlement, c’est aussi mieux répartir entre ses missions constitutionnelles. L’importance de la fonction législative ne doit pas faire oublier la fonction de contrôle, ni la fonction d’évaluation, qui sont également des manières de renforcer le rôle politique du parlement, ainsi que le contrôle mutuel des pouvoirs.
Enfin, je suis convaincu que le parlement de demain doit aussi être capable de devancer son temps. Précisément parce qu’il est le lieu de la réflexion, il est celui qui peut le mieux construire sur le long terme. Deux enjeux résument cette ambition : la participation citoyenne d’une part, pour aller vers une rénovation démocratique ; et d’autre part, le projet européen.
Dans l’attente de la grande réforme qui permettra de faire advenir ces changements, je livre à votre réflexion une dernière proposition, personnelle celle-ci. Elle concerne les attributions du président de séance, mais je veux préciser immédiatement qu’elle ne s’appliquerait pas avant la prochaine législature.
Cette proposition, c’est de faire entrer le « kangourou » dans l’hémicycle. Etrange idée, direz-vous peut-être ! Ce nom amusant désigne au Royaume-Uni la possibilité pour le président de séance de « sauter » certains amendements, quand ceux-ci sont identiques ou similaires. Grâce au kangourou qui met dans sa poche les amendements redondants ou simplement saute au-dessus d’eux, le temps du débat est donc mieux utilisé, l’obstruction improductive est empêchée, et la discussion de la loi gagne en qualité comme en rapidité. Voilà donc une piste qui me paraît intéressante.
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En conclusion, je voudrais souligner qu’il existe une dernière mission parlementaire. Elle n’est pas dans la constitution, mais elle se trouve dans l’étymologie même du mot « parlement ». C’est que le parlement doit être le lieu où l’on peut parler.
Parler, cela veut dire bien sûr ouvrir des débats, et c’est pour cette raison que j’ai voulu que l’Assemblée nationale soit une maison ouverte, une maison accueillante et inclusive.
Il me semble en effet que le parlement est le meilleur lieu politique pour l’expression citoyenne, parce que c’est la maison commune. C’est le sens des possibilités de participation citoyenne au travail législatif que nous avons mises en place. Je pense bien sûr aux consultations numériques à grande échelle et au data camp, mais aussi à toutes les initiatives portées par les députés, comme la tenue de réunions publiques ou l’organisation d’ateliers citoyens. Un parlement moderne, c’est un parlement ouvert.
Parler, cela veut dire aussi prendre le temps de se parler. Et c’est pourquoi je pense que le parlement doit être une « oasis de décélération », pour reprendre le terme d’Hartmut Rosa. Au temps de l’accélération et de la compression médiatique du temps, le politique a tout à gagner dans la décélération : le nouveau temps parlementaire peut être ce temps un peu plus long, celui de la réflexion et de la préparation de l’avenir.
Je vous souhaite d’excellents échanges.