Présentation du livre François Mitterrand parlementaire
Mardi 6 décembre, 18h30 – Hôtel de Lassay
Monsieur le Vice-Président, Cher Jean-Pierre Caffet,
Monsieur le Conseiller, Cher Michel Charasse,
Monsieur le Secrétaire général de l’Institut François Mitterrand, Cher Gilles Ménage,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Cher Gilbert Mitterrand,
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de vous accueillir ici, à l’Hôtel de Lassay, pour évoquer François Mitterrand : non pas, pour une fois, le François Mitterrand de l’Élysée, mais celui du Parlement, où il officia en tant que député, sénateur, et aussi comme ministre.
L’occasion de cette rencontre est double. Nous célébrons d’abord un anniversaire, celui de la première élection de François Mitterrand à l’Assemblée nationale en novembre 1946. Et, comme un hommage, ce jour voit aussi la publication de ses discours de la période parlementaire, qui paraîtront en 3 tomes ; le premier nous est tout juste livré.
Toute la journée, l’hôtel de Lassay a été habité par le souvenir du grand président, puisque depuis ce matin s’est tenu un colloque consacré à « François Mitterrand et le parlement, entre 1946 et 1996 ». Scientifiquement conçu par vous, cher Jean Garrigues, cette journée de travail a associé le comité d’histoire parlementaire et politique, et le laboratoire POLEN de l’université d’Orléans, avec le soutien de l’Institut François Mitterrand et de la Fondation Jean Jaurès. Soyez tous remerciés pour cette initiative scientifique, qui oriente le regard historique sur des thématiques majeures de la période traversée : les institutions, l’outre-mer, mai 1968, Mitterrand ministre, ou encore l’art délicat de gouverner sans majorité absolue entre 1988 et 1991.
Cette journée clôt aussi une année de commémorations : 2016 est en effet le 100e anniversaire de la naissance de l’ancien président, et a été l’occasion d’événements et de publications d’importance.
Avec deux publications intimes, les Lettres à Anne, publiées grâce à Anne Pingeot, et les Carnets du président, nous avons découvert une part privée de François Mitterrand.
Elle donne accès à un personnage inconnu – même de ses plus proches en politique.
La personnalité romanesque que ces écrits révèlent confirme la force de l’écrivain qu’il était ; ils font apparaître aussi un poète retenu, et un homme de passion et de fougue. En définitive, François Mitterrand se révèle à nous, vingt ans après sa mort, avec une force renouvelée, tant ses écrits intimes portent témoignage de la complexité du personnage.
Peut-être faut-il y voir la marque des « forces de l’esprit » évoquées par l’ancien président lors de son ultime allocution, le 31 décembre 1994. Elles ont été l’occasion d’une autre publication, celle de Marie de Hennezel, qui, dans un ouvrage remarquable, a exploré un aspect secret du président Mitterrand : celui de la spiritualité, d’un homme qui « respire Dieu » sans y croire, et voit sa mort approcher dans une recherche spirituelle d’exception.
Avec les discours parlementaires, publiés aujourd’hui, c’est de nouveau l’homme d’État qui se donne à voir, mais c’est encore un Mitterrand relativement peu connu : celui d’avant 1981.
En plus de 2000 pages, ces ouvrages obligent à reconnaître l’œuvre et la pensée de Mitterrand législateur.
La lecture de ces discours fait ressortir plusieurs aspects du verbe mitterrandien.
- La première période de Mitterrand, élu député à 30 ans en 1946, s’exprime dans l’exercice de ses fonctions de ministre de la IVe République. Ce n’est sans doute pas celle des grandes intuitions. Qu’il soit ministre des Anciens combattants, des DOM-TOM, de l’Intérieur ou de la Justice (il fut onze fois ministre entre 1947 et 1957), il prend sur les enjeux de la décolonisation des positions peu progressistes, qu’il faut sans doute analyser dans le contexte de l’époque. Ces discours en rappellent la teneur précise.
- Très tôt pourtant, quand il n’est plus ministre, Mitterrand se saisit des questions internationales et se révèle, très au-delà des enjeux partisans, comme un contributeur majeur de la doctrine française.
- Dès qu’il devient le leader véritable de l’opposition politique nationale, il investit tous les débats du moment. Il se montre particulièrement pugnace sur tous les sujets relatifs aux libertés publiques, aux institutions et aux questions sociales et économiques.
- Enfin, au-delà des prises de position et de l’engagement, il est impossible d’ignorer l’orateur en tant que tel, l’homme de parole et de culture qui fait vibrer l’hémicycle de son charisme puissant. Homme de parti sans aucun doute, socialiste évidemment, il se révèle au fur et à mesure homme d’Etat, préparant à chacune de ses interventions l’exercice des responsabilités à venir.
***
Jamais dans la caricature, souvent dans l’offensive, le parlementaire François Mitterrand se sert de la tribune de l’Assemblée nationale pour parler à la France et, profitant du cadre institutionnel, faire émerger le personnage politique qu’il deviendra après sa victoire de Mai 1981. Nul ne peut être insensible à la force de cette parole politique, qui a marqué notre Assemblée près de quatre décennies durant, loin des futiles débats actuels sur le cumul dans le temps des responsabilités. François Mitterrand aura duré, et c’est sa durée qui en fait un personnage historique. Peut-être devrions-nous en tirer le sens politique véritable…
Pendant ces années, le député Mitterrand prend la parole sur tous les grands sujets internationaux.
La guerre israélo-palestinienne, déjà, la crise afghane, les questions européennes, le drame du Liban, le Chili et l’ensemble des équilibres en Amérique latine : tous les grands sujets sont abordés par le député de la Nièvre. Les débats budgétaires lui donnent toujours l’occasion de s’arrêter aux questions de politique étrangère, et d’interpeller le gouvernement sur telle initiative, ou telle absence d’initiative.
Dans ces prises de parole, l’esprit de responsabilité et d’engagement se mélangent ; l’appel au respect des droits de l’homme est fréquent. Permettez-moi de citer un court extrait du long discours qu’il prononça à l’occasion du débat d’une motion de censure déposée par le groupe communiste, lors de la crise des missiles « Pershing 2 ». Dans cette intervention datant de 1980, alors qu’il construit l’alliance qui doit le mener à l’Élysée, François Mitterrand n’hésite pas à contester sans fard la position de ses futurs alliés, et affirme une posture présidentielle en faveur de l’équilibre des forces.
Je le cite : « (…) dès lors qu’on adopte une attitude qui consiste à condamner la mort nucléaire, le raisonnement qui vaut pour les uns, ne vaut-il pas pour les autres ?
C’est en tout cas ce qui commande la réflexion du Parti Socialiste (…)
Nous ne voterons pas la motion de censure parce que son dispositif s’appuie sur le slogan répandu hors de ces murs : « Non à la mort nucléaire », alors que la mort nucléaire n’a pas de nationalité et que les signataires de cette motion préconisent par ailleurs, et systématiquement, le tout nucléaire civil et militaire.
Nous ne voterons pas la motion de censure, parce qu’elle fait de la surenchère sur les positions soviétiques. (…)
(…) Mais nous avons une raison supplémentaire de refuser la motion de censure : elle se livre à une médiocre opération de politique intérieure, quand il s’agit du sort de la paix, et de l’union pour la démocratie française. »
Ce qu’on voit se dessiner ici, c’est une vraie posture politique, où l’intérêt du pays l’emporte sur des logiques tactiques, et où se construit le socle de la doctrine mitterrandienne sur l’arme atomique.
En 1964, dans un débat budgétaire, François Mitterrand, affirmait déjà une lecture internationale forte :
« Nous pensons, nous, que notre sécurité est dans la solidarité et l’arbitrage international. Nous pensons, nous, que notre grandeur réside d’abord dans la fidélité à une certaine conception du monde, et des hommes. Nous pensons, nous, que la grandeur de la France consiste à refuser de confondre l’amour de la patrie avec l’insolence de l’orgueil national. Sachez que si j’aperçois bien, sur les bancs de la majorité, quelques gaullistes de légende, j’en vois beaucoup d’autres qui ne sont que des gaullistes de brocante. »
Quelle vigueur dans l’attaque, en pleine apogée de la période gaullienne !
***
François Mitterrand ne sera jamais autant combatif dans l’hémicycle que quand il aborde les questions institutionnelles, à l’occasion des réformes successives engagées par le général de Gaulle. L’auteur du Coup d’état permanent mobilise toute sa verve pamphlétaire quand il s’adresse à la France gaulliste, pour contester – et avec quelle force et quelle constance ! – des institutions dont, plus tard, il reconnaîtra la qualité, par l’usage qu’il en fera.
En 1953 déjà, au moment où Paul Reynaud sollicite l’investiture de l’Assemblée, le futur président se pose en défenseur du parlement : « Il est bien entendu, une fois pour toutes, sans qu’on puisse même discuter cet aphorisme, que le pouvoir exécutif est la victime du pouvoir législatif, et qu’il doit essayer de récupérer les pouvoirs qu’on lui a indûment enlevés ! Cependant, certains faits démontrent qu’il peut arriver que le pouvoir législatif ait lui aussi à se défendre soit de l’emprise de l’exécutif, soit de sa carence. »
C’est évidemment en 1958 qu’il se révèlera le plus combatif, contre ce qu’il appellera « un coup de force ». Le 1er juin 1958, alors que de Gaulle vient faire une déclaration d’investiture devant l’Assemblée nationale, François Mitterrand se lance dans un grand discours qui sera le premier de son long combat politique contre le général. Conscient d’être dans un moment historique, l’orateur convoque l’Histoire : « J’aurais, en ce moment décisif de notre histoire, préféré entendre une voix pareille à celle d’Abraham Lincoln et qui aurait répété l’exhortation fameuse du 15 mars 1861 : « C’est entre vos mains, mes concitoyens, et non dans les miennes, que repose le grave signal qui ouvrira la guerre civile. Le gouvernement ne vous attaquera pas.
Vous n’aurez pas de conflit à soutenir que vous ne soyez vous-mêmes les agresseurs. » Oui j’aurais aimé entendre ces paroles. Cela aurait peut-être empêché la venue de ce jour où nous sommes, ce jour où le général de Gaulle se présente devant nous, ce jour où nous sommes placés devant un ultimatum. (…) En droit, le général tiendra ce soir ses pouvoirs de la représentation nationale : en fait, il les détient d’un coup de force ! »
Jamais François Mitterrand n’abandonne le combat institutionnel, qu’il mènera sans relâche contre de Gaulle d’abord, mais également contre la pratique des présidents Pompidou et Giscard d’Estaing. A toute occasion, il interpelle le gouvernement et s’adresse au pays par la même occasion. En novembre 1979, dans le cadre d’un simple débat budgétaire, il réaffirme son combat contre la pratique des institutions par le pouvoir en place. Voici comment il relance le débat :
« En quoi, je vous le demande, un Président conforme à la Constitution est-il en droit de contrôler, que dis-je, de diriger l’information audio-visuelle ?
En quoi un Président conforme à la Constitution peut-il espérer se dispenser durablement d’une majorité parlementaire capable par exemple de voter le budget ?
En quoi un Président conforme à la Constitution peut-il considérer que tout domaine est réservé à sa toute-puissance ? (…)
Que de pouvoirs ainsi enlevés à l’Assemblée nationale ! Va-t-on généraliser le système et admettre systématiquement que les lois soient adoptées sans vote direct du Parlement ? »
Les grandes batailles de François Mitterrand en faveur des libertés resteront dans les annales parlementaires. Sa conviction est sans faille, ses argumentaires sont étayés et juridiquement solides. Leader de l’opposition, il en fait un axe de rupture politique, d’autant plus affirmé que l’échéance présidentielle se rapproche, et que les « libertés publiques » deviennent une signature de sa candidature. La présence de Robert Badinter dans son entourage proche y est évidemment pour beaucoup, mais le sujet passionne le futur candidat.
A l’occasion de l’examen du projet de loi Peyrefitte dit « Sécurité et liberté », par exemple, François Mitterrand développe une pensée qui va au-delà de la critique du texte. Dans le débat relatif à la création de la Cour de sûreté de l’Etat, plus déterminé que jamais, il attaque la logique du système proposé et met en pièces un projet de loi qu’il abolira sitôt élu. Écoutez un instant l’orateur dans sa lutte pour la liberté, dans un discours où il manie aussi bien la référence historique que les invocations littéraires, sans oublier la solidité juridique. Sa diatribe s’achève sur des mots cruels, à la hauteur de la remise en cause juridique proposée par ce texte :
« Mais, puisqu’il faut conclure, comment expliquera-t-on l’extraordinaire aberration qui conduit le gouvernement, plutôt que de se reporter à la tradition dont il se réclame dans les mots, à nous présenter un projet qui, par la garde à vue, par le crime flagrant, et par la rétroactivité sera considéré comme l’un des fleurons les plus typiques de nos lois scélérates ? J’essaie de comprendre et je me dis : « Peut-être est-ce ce qu’on appelle institutionnaliser la raison d’Etat ? » Mais pourquoi institutionnaliserait-on la raison d’État ?
Le pouvoir, en France, sous la Ve République, n’a-t-il pas obtenu tout ce qu’il désirait ? Il a sa constitution ou plutôt, sa manière, à lui, d’interpréter la constitution ! Il a son gouvernement ! Il a sa majorité ! Il a son référendum ! Il a sa télévision !
Il a sa force de frappe ! Il a son Europe !
Peut-être maintenant, et tout simplement, voudrait-il avoir sa justice ? (…) ».
Pas de doute sur les qualités tribunitiennes de l’orateur !
***
En lisant ces discours, une chose me frappe particulièrement, en tant que Président de l’Assemblée nationale : c’est que le règlement intérieur de cette grande maison a singulièrement évolué dans la gestion du temps de parole. Les orateurs d’alors avaient le temps, avaient beaucoup de temps. Nombre des interventions de François Mitterrand se lisent sur des dizaines de pages, et dépassent souvent l’heure de temps de parole. Force est de reconnaître qu’il est plus aisé de déployer une pensée structurée quand on a le temps, plutôt que face à un compte à rebours qui s’affiche dans l’hémicycle, comme c’est le cas aujourd’hui. Notre temporalité de l’accélération permanente laisse moins de place à l’approfondissement politique.
C’est sans doute regrettable.
La lecture de ces ouvrages en est l’évidente démonstration. Lorsque l’orateur François Mitterrand s’installe à la tribune de l’Assemblée, c’est pour dérouler des argumentaires, pour chercher à convaincre au-delà de l’hémicycle.
Nous sommes dans une période, il est utile de le rappeler, où la règle de l’équité dans l’accès aux médias est loin d’être garantie ! L’opposition investit donc l’Assemblée nationale comme un espace d’expression pour s’adresser au peuple, et le premier secrétaire du parti socialiste d’alors exploite cette possibilité.
Sa parole se nourrit de culture générale, littéraire, historique, artistique, politique bien sûr. Loin du jargon technocratique qui envahit aujourd’hui la parole politique, loin des chiffres, l’art du discours chez Mitterrand est un art de l’oralité exigeant. Il fait appel à l’intelligence de ses auditeurs, il sollicite la curiosité de ses collègues, il mobilise la sensibilité de ses auditoires.
C’est très naturellement que le député de la Nièvre convoque la littérature, pour marquer le discours politique dans sa subtilité, pour le situer dans une pensée qui dépasse l’événement, pour lui donner sa vigueur historique.
On a souvent dit que l’ancien président avait un sens aigu de l’Histoire.
Il est lisible dans ces textes, et si l’Histoire est faite d’une succession d’événements, le discours de François Mitterrand montre sa capacité à les saisir et à les comprendre.
Mesdames et Messieurs, cette publication est précieuse. Elle donne une image puissante de la fonction historique du parlement ; elle démontre que la chicanerie parlementaire, trop souvent perçue par nos concitoyens, ne répond pas à l’exigence politique du moment. Il y a une vraie nécessité à se concentrer sur le contenu des politiques publiques, sur la direction à prendre, et sur le récit national. François Mitterrand, bien avant d’exercer les responsabilités suprêmes, avait compris cette exigence.
Je vous remercie.